L’invasion russe injuste, gratuite et abjecte de l’Ukraine est un évènement d’une ampleur et d’une gravité nouvelles dans l’histoire récente. Elle nous impose de nous interroger profondément sur nous-mêmes, ici, en Occident, et de nous demander si, enfin, nous croyons encore à la démocratie, aux droits et aux libertés dont nous sommes, ultimement, les seuls responsables.

J’écris cette lettre dans le confort d’une large propriété sise sur le bord d’un grand lac des Laurentides. Dehors, le silence blanc de l’hiver n’est rompu que par le murmure du vent et les courses nerveuses des écureuils. Ce soir, j’ouvrirai une autre bouteille de Gevrey-Chambertin. Et je songe romantiquement, les larmes aux yeux, à Pour qui sonne le glas d’Hemingway. Ce portrait est ridicule. Il me fait un peu honte.

Car à quelques milliers de kilomètres à l’Est, les bombes et les missiles russes s’abattent cruellement, gratuitement, absurdement sur l’Ukraine. Depuis ce 24 février à l’aube, des explosions retentissent sur l’ensemble de ce territoire depuis peu démocratique. Le silence, le silence qui permet la rêverie, est un luxe. Rêvasser à de grands romans, alors qu’on sait très bien qu’on ne s’engagera jamais dans la résistance outre-mer, en voilà un autre. Par-delà les mots, ce sont de vrais os, de vraies chairs, de vraies vies qui, là-bas, sont déchiquetés, explosés, annihilés.

Luxe, prospérité, confort et sécurité : voilà bien ce qui constitue la condition occidentale depuis des décennies. Si bien qu’on se demande si ce n’est pas un abus de langage que de parler de « condition ». « Condition humaine » impliquait difficulté, nécessité, quelque chose de tragique. Comprenez-moi bien : nous avons nos difficultés, nécessités et tragédies personnelles, individuelles. Mais collectivement, quelles sont-elles ? Quelles sont les convictions qui transcendent véritablement aujourd’hui les existences individuelles atomisées ?

Le parallèle, une fois notée l’ampleur inhumaine de ce qui se passe en Ukraine, peut apparaître abusif, mais nous venons tout juste d’invoquer – pour la révoquer tout de suite après – la Loi sur les mesures d’urgence au Canada afin de mater une manifestation largement pacifique et, bien qu’elle fût désagréable et ennuyeuse pour les résidants d’Ottawa, somme toute inoffensive. Cette loi qui restreint, lors de son application, l’État de droit et les droits individuels canadiens a été approuvée par une majorité de députés à la Chambre des communes, sans grand débat collectif.

Au même moment, nous sortons peut-être enfin d’une pandémie qui aura elle aussi donné lieu à des atteintes aux droits extraordinaires. Faut-il le rappeler, nous avons tout de même eu droit à des fermetures de commerces, des couvre-feux, des obligations vaccinales qui ne se disaient pas, des restrictions de nos déplacements sur notre territoire. Et tout ceci, semble-t-il, sans grande contestation, suivant un esprit de troupeau tout de même assez incroyable, lorsqu’on y pense avec un peu de recul.

Certes, certains ont contesté, mais, tout de suite déclarés de l’« extrême droite » ou taxés de « complotisme », nous les avons ridiculisés et nargués de notre confiance en la science, dans le gouvernement.

Malgré tout ceci, il semblait par moments que le pire choc qu’avaient eu à vivre les Québécois était l’impossibilité d’aller manger au restaurant ou de magasiner le dimanche. Ces activités étaient ensuite entourées d’une aura salvatrice dès qu’elles redevenaient possibles. Notez bien : mon propos ne consiste pas à dire que toutes ces mesures étaient illégitimes ou inutiles, loin de là. Sans doute étaient-elles légitimes. Mais l’attitude complaisante que nous avons entretenue devant celles-ci est certainement synonyme d’un état d’esprit social plus large. Tenons-nous encore à nos droits et libertés ?

Certains pourraient être tentés de répondre que notre attitude personnelle, notre croyance active et sincère dans la valeur de nos droits n’importent pas dans un État de droit démocratique : nos tribunaux et nos élections s’en chargeront. Que ceci est faux est une évidence dans un État qui peut invoquer, selon ce qu’il préfère, l’État d’urgence ou la disposition de dérogation. Nous ne manquons pas d’urgences (il semble même qu’entre l’impératif sécuritaire post 11-Septembre et la nouvelle crainte pandémique, celles-ci soient là pour de bon), et nous pouvons toujours en appeler à la majorité démocratique (pensons à la loi 21), si nous n’avons pas d’urgence immédiatement disponible.

C’est dire que si nous voulons que nos droits et libertés soient véritablement protégés, nous devons prendre conscience de l’ampleur de leur fragilité, tant historique que contemporaine.

Les droits et libertés individuels sont, en effet, une fiction moderne occidentale qui n’a rien d’humainement nécessaire, contrairement au langage qu’emploient souvent nos déclarations. Ceci ne revient pas à dire qu’ils ne protègent pas des intérêts ou des besoins humains importants et vitaux, mais c’est dire qu’ils n’existeront jamais en dehors de leur pratique effective, en dehors de notre conviction qu’ils sont absolument cruciaux. La meilleure défense des droits et libertés est ainsi, paradoxalement, une défense relativiste. Celle-ci nous impose des devoirs d’agir, du moment que nous croyons véritablement aux droits.

Et nous ne semblons pas, aujourd’hui en Occident, prendre ces droits très au sérieux. Un monde dans lequel les Occidentaux, comme ce fut le cas lors de la guerre froide (malgré la litanie d’hypocrisies américaines qui, bien sûr, marqua aussi cette époque), prennent au sérieux leurs droits, est un monde dans lequel une invasion gratuite, en violation flagrante du droit international, de l’Ukraine par la Russie est proprement impensable.

En ce sens, que cette invasion se soit produite nous renvoie comme dans un miroir notre propre faillite. L’invasion nous accuse, nous met en demeure.

Il est d’une facilité malsaine, dans tout conflit, de se complaire dans la récusation absolue de notre adversaire. Le 24 février 2022, comme le 11 septembre 2001, marque la fin d’une époque. Nous assisterons sans doute à une reconfiguration de l’ordre mondial alors que la Russie, isolée de l’Occident par les sanctions économiques, se tournera vers la Chine et ces autres régimes politiques qui, contrairement à nos paroles, ne se soucient pas du tout de la démocratie, des droits et des libertés. Ce nouveau bloc pourrait représenter une formidable menace à l’ordre libéral international.

Nous aurons le choix de défendre les valeurs que nous avons bâties et pour lesquelles, rappelons-le, nous nous sommes battus. Mais pour ce faire, nous devrons impérativement regarder au fond de notre âme collective et nous demander si, enfin, nous souhaitons toujours être démocrates et libres. La liberté n’est pas une marque de yogourt, comme disait l’autre : c’est une responsabilité. Elle demande de sortir de la nécrose de l’égoïsme individualiste.

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