La grève des camionneurs a pris racine dans un contexte plus large, celui d’une fatigue collective à l’endroit d’une pandémie. Tout allait bien pour le passeport vaccinal jusqu’à son imposition chez les camionneurs. Dès lors, il crée soudainement une crise sociale, à l’instar d’un caillou qui perce la coque d’une chaloupe qui, jusque-là, descendait tranquillement la rivière.

Il s’agit d’une grève atypique dans le sens que bon nombre des grévistes ne sont pas salariés. Le groupe de contestataires est formé pour une bonne part de petits entrepreneurs qui gagnent leur vie avec un seul camion. Mais ceux-ci peuvent tout de même bénéficier d’un arrêt de la Cour suprême en 2015 qui érige la grève en droit constitutionnel. Interdits de traverser la frontière, ils n’ont rien à perdre à manifester. Car ces camionneurs n’ont pas de revenu, qu’ils soient ou non en grève.

Cette crise est induite par 10 à 15 % des camionneurs qui s’opposent aux vaccins. Mais ceux-ci peuvent compter sur au moins 10 % des Canadiens qui refusent la vaccination, ce qui représente d’emblée près de 4 millions de citoyens.

Outre cela, l’enjeu initial de cette grève s’étire à la gestion politique de la crise COVID-19, faisant trembler tout l’échiquier politique dans un contexte où tout le monde, vaccinés ou non, en a ras-le-bol.

Les deux parties en conflit sont bien campées sur leur position comme s’il s’agissait d’une guerre de religions. Les grévistes font valoir un principe de liberté individuelle lié à l’inviolabilité du corps humain sous l’angle de l’article 7 de la Charte canadienne des droits qui affirme que « chacun a droit à la… liberté et la sécurité de sa personne ». Ils déplorent que le vaccin ne dispense pas d’attraper ou de transmettre le virus. Les pouvoirs politiques présentent le passeport vaccinal comme un corridor obligatoire de sortie de la crise. Ils comptent sur l’appui des vaccinés, adeptes d’un vaccin qui, faute d’exempter d’attraper le virus ou de le transmettre, les protègerait du décès. Le caractère sacré des principes précités les rend irréductibles. Donc, un compromis est peu probable, à moins que la pandémie s’atténue.

Mais les Canadiens sont captifs des camionneurs pour quelques raisons. D’une part, le gouvernement fédéral a privatisé le ferroviaire en 1995. D’autre part, il ne s’est guère mieux préoccupé de l’aviation interne.

En laissant le transport aux lois du marché, les livraisons de marchandises, surtout en région, furent larguées vers les camions. C’est ainsi que l’industrie du camionnage est devenue incontournable au Canada.

Et comme si tout cela n’était pas assez, s’ajoute présentement une pénurie de camionneurs. Donc, s’il y a un groupe d’intervenants qu’il faut traiter avec égards, ce sont les camionneurs.

Leur grève génère quelques inconvénients importants. Premièrement, elle est bruyante et encombrante. Deuxièmement, elle affaiblit une chaîne d’approvisionnement déjà mal en point. Troisièmement, elle capte l’appui d’une bonne partie des citoyens fatigués de la pandémie ou qui se méfient de sa politisation. A contrario, cette grève suscite une certaine opposition populaire mais celle-ci peine à s’organiser d’une part, faute d’enjeu personnel tangible, et d’autre part parce que des centaines de camions hurlant offrent un aspect intimidant et n’ont pas leur équivalent.

Les camionneurs ne sauraient vraiment espérer gagner des recours judiciaires dans le contexte actuel. En effet, face à l’exigence du passeport vaccinal, les tribunaux d’arbitrage opinent présentement en faveur des employeurs. En outre, la Cour fédérale a rejeté une demande d’injonction contre la vaccination obligatoire pour les employés fédéraux.

Mais ces mêmes tribunaux pourraient aller vers un meilleur respect des libertés individuelles prévues aux chartes de droits au fur et à mesure que la pandémie va s’atténuer. Car il s’agit ici de soupeser le devoir de santé publique avec le respect des droits individuels.

À l’inverse du Canada, les tribunaux américains ont donné priorité aux libertés individuelles tant au niveau de certains États qu’à la Cour suprême qui, en janvier 2022, a bloqué le projet de Joe Biden d’imposer la vaccination dans les entreprises de 100 employés et plus.

La limite du passeport vaccinal est que sa valeur ne saurait dépasser celle du vaccin. Elle peut avoir son utilité, mais une grève prolongée des camionneurs peut aussi apporter de graves conséquences directes comme un rupture d’approvisionnement, et indirectes en débordant vers d’autres enjeux de société. Entre les deux, il faut savoir choisir selon un principe de balance des inconvénients. Car à l’évidence, les camionneurs ont lancé un mouvement que les politiciens n’avaient pas anticipé, qui peut les dépasser et qui accentue la fracture sociale. C’est ce qui attribue à cette grève un caractère singulier.

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