La colère gronde dans les universités albertaines. Au début du mois de janvier, les 82 professeurs de l’Université Concordia à Edmonton ont bravé le froid polaire pour faire la grève pendant deux semaines. La mobilisation d’une petite université comme Concordia pour améliorer les conditions de travail de ses employés peut sembler anodine, surtout dans une perspective québécoise, où ce genre de moyen de pression est légion. Or, pour l’Alberta, il s’agit d’une première historique ! Jamais un établissement postsecondaire n’était entré en grève auparavant. Jusqu’à récemment, le droit de grève pour les collèges et les universités de la province ou pour les employés du secteur public n’était pas reconnu.

Le mouvement ouvrier a pourtant une riche histoire dans les Prairies. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les militaires qui reviennent au pays peinent à trouver un emploi, l’inflation est à son comble et les salaires ne sont plus suffisants pour payer la nourriture et le logement, dont les prix explosent. Dans ce contexte, les organisations syndicales pullulent. En 1919, Winnipeg est paralysé par la plus grande grève de l’histoire du pays. Plus de 30 000 travailleurs prennent d’assaut la rue, demandant un changement de leurs conditions et le droit à la négociation collective. Les échos se font sentir dans les provinces voisines. À Edmonton et à Calgary, des milliers de travailleurs débrayent en solidarité avec leurs pairs du Manitoba.

En 1932, en pleine crise économique, la Hunger March rassemble 12 000 travailleurs, fermiers et chômeurs exaspérés à Edmonton avant d’être matée par la police à la demande des autorités provinciales. Si les batailles menées par les syndicats et les mouvements ouvriers ont permis une amélioration des conditions de travail, la répression n’a jamais été loin.

Le droit de grève

Les années au pouvoir de Peter Lougheed, chef du Parti progressiste-conservateur et premier ministre de l’Alberta de 1971 à 1985, ont été marquées par des reculs des droits des travailleurs. En effet, en 1977, une loi est venue retirer aux employés du secteur public le droit de faire la grève, loi qui a été étendue par la suite au secteur de la santé, privant des générations de salariés d’un levier fondamental.

Il a fallu attendre un jugement de la Cour suprême en 2015, affirmant le caractère constitutionnel de la grève, pour amorcer des changements.

Le gouvernement de l’Alberta a dû retourner à la table à dessin pour réécrire ses lois du travail afin qu’elles ne viennent plus brimer le droit d’association protégé par la Charte des droits et libertés.

Les législations anti-travailleurs de l’ère Lougheed ont laissé des traces. La culture syndicale s’est étiolée. Et la grève n’est pas un réflexe naturel. Mais l’histoire de l’Université Concordia qui, grâce à la solidarité de la communauté étudiante, a réussi à se tenir debout devant une administration universitaire et un gouvernement intransigeants a de quoi inspirer.

Des universités sous-financées

En effet, depuis les dernières années, ce n’est pas seulement les conditions des travailleurs au sein des universités qui sont malmenées, c’est l’esprit même de l’institution. Désireux d’assainir les finances publiques dans une économie au ralenti, les conservateurs-unis de Jason Kenney ont fait des compressions majeures dans la fonction publique et l’éducation postsecondaire. À titre d’illustration, au terme du mandat du présent gouvernement en 2023, c’est 40 % du financement provincial de l’Université de l’Alberta, plus grande université de la province, qui aura été amputé. Les autres universités ne sont pas en reste. Ce sous-financement ne peut se faire sans d’importants dommages collatéraux et sans porter atteinte à l’indépendance même des établissements postsecondaires, qui doivent de plus en plus faire des alliances avec le privé pour survivre.

Pour répondre aux compressions, les universités entreprennent des restructurations majeures, menant à la perte de postes, à la précarisation des carrières et à la diminution des services à la communauté étudiante, particulièrement éprouvée ces jours-ci.

Comme l’Ontario et le Manitoba, l’Alberta envisage un nouveau modèle de financement des universités basé sur la performance, avec des indicateurs tels que l’employabilité des étudiants, leur salaire et les revenus de subventions. Dans ce contexte, les grosses facultés (génie, santé) pourraient s’enrichir au détriment des plus petites (sciences humaines et sociales, beaux-arts) et les universités risquent de devenir à la solde de l’industrie. Or, ce n’est pas comme cela que l’on prépare l’avenir. L’université ne peut être réduite à une école de métiers. C’est un lieu où l’on doit cultiver la pensée critique et former des citoyens résilients, capables de s’adapter à un monde en bouleversement. C’est à cette université indépendante des lois du marché que s’attaque le gouvernement.

L’Université Concordia d’Edmonton a ouvert une brèche. Elle a montré qu’il est possible de conquérir le droit de résister. D’autres établissements pourraient l’imiter dans les prochaines semaines. En effet, les négociations entre l’administration et les employés sont actuellement dans une impasse à l’Université Lethbridge et à l’Université Mount Royal. Le journal étudiant de l’Université de l’Alberta, The Gateway, a récemment publié un éditorial vantant les mérites de la grève, soulignant que malgré ses effets perturbateurs, elle demeure un puissant moyen pour maintenir la qualité des établissements postsecondaires. Alors que l’inflation atteint des seuils inégalés depuis des décennies, que les étudiants voient leur avenir assombri par la pandémie et des droits de scolarité en forte hausse, que les employés font plus avec moins en raison du manque de ressources, l’Alberta a de bonnes raisons de renouer avec son passé contestataire.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion