Les conspirationnistes disent de moi que je suis un mouton. Ce qu’ils ignorent, c’est qu’avant qu’ils se mettent à qualifier la planète entière de moutons, les moutons, mes moutons à moi, nos moutons, c’étaient eux. Pas tous, bien entendu. Ils ne forment évidemment pas un bloc monolithique. Certains ont un plus haut niveau de littératie que d’autres. Mais plusieurs parmi les complotistes ont très exactement le profil de ceux qui étaient, jusqu’à tout récemment, nos moutons.

Il y a bien longtemps qu’on a cessé de les traiter de moutons, cela dit. D’abord, parce que c’est condescendant. Ensuite, parce qu’on ne peut, de la main droite, exiger un meilleur accès à l’éducation, et de l’autre main, faire montre de mépris à l’endroit de ceux qui n’en ont pas bénéficié équitablement. C’est, entre autres, pour cette raison qu’on a pris la rue en 2012.

Chaque soir, pendant plusieurs semaines, nous manifestions contre la hausse des droits de scolarité. Nos moutons à nous, à ce moment-là, nous regardaient sur LCN depuis le confort de leur divan et prenaient d’assaut les réseaux sociaux avec l’intention bien ferme de nous invectiver, nous qualifiant de bébés gâtés et nous sommant de rentrer à la maison. Nous gênions de toute évidence leur programmation télévisuelle de fin de soirée. Ils n’en pouvaient plus d’entendre parler de nous sur toutes les chaînes et en venaient même à demander aux policiers de nous poivrer et de nous matraquer plus fort la fois d’après.

« Si vous êtes tannés de vous prendre des coups de matraque à la tête, restez donc chez vous pis y’en aura pas de problème ! », martelaient-ils après avoir visionné la vidéo virale d’un dérapage policier aussi évident que brutal. Je paraphrase, bien sûr. Mais ces phrases d’une violence inouïe, on nous les a servies si souvent qu’elles résonnent encore dans ma tête presque 10 ans plus tard.

La liberté de manifester est un droit inaliénable, qu’on leur disait. N’encouragez pas les forces de l’ordre à bafouer ce droit. Ne donnez pas le feu vert à nos dirigeants pour qu’ils instaurent l’État policier. N’applaudissez pas la militarisation de la police. Tôt ou tard, c’est vous qui aurez à prendre la rue et vous comprendrez alors.

Aujourd’hui, ils scandent « Coupe le câble ! », mais c’est confortablement installés devant le câble qu’ils ont appris à nous déshumaniser comme si nous étions de vulgaires personnages de second plan d’une série policière tournée aux États-Unis. Ils gueulent « Coupe le câble ! » à des gens chez qui le câble est – justement – snobé depuis 10 ou 15 ans.

En nous enjoignant à couper le câble, c’est un aveu involontaire qu’ils nous font. Celui de se savoir trop enclins à avaler n’importe quelle énormité et de ne point être à même de discerner l’impartialité journalistique exemplaire du choix éditorial atrocement discutable.

Mais quand on rejette tout en bloc, on s’éloigne de la vérité. On n’apprend plus à se méfier, on renonce à son sens critique.

On jette la serviette face à la courbe d’apprentissage que commandent l’afflux incessant d’informations et la complexité des enjeux sociaux et politiques qui sont traités quotidiennement dans divers médias.

Ce slogan, coupe le câble, n’est adressé à personne d’autre qu’à eux-mêmes. C’est qu’ils ignorent qu’ils sont en fait, ironiquement, les derniers à l’avoir coupé, le câble. Ainsi, ils manifestent chaque mois depuis plus d’un an avec en tête la folle impression d’avoir été frappés par une révélation avant tous les autres. C’est bien ça le plus triste.

Quand on est le dernier des derniers moutons à chercher à s’affranchir de sa « moutonneté », le cerveau tend à nous protéger d’une vérité si brutale qu’elle pourrait nous anéantir. Alors on parvient à se convaincre qu’on est sans doute parmi les rares détenteurs d’un savoir révolutionnaire.

Certains d’entre eux sont nos moutons depuis 10, 20 et même 30 ans. Quand on s’ignore mouton depuis aussi longtemps, la prise de conscience tardive peut s’avérer aussi violente que déroutante. Ça fesse. Personne n’a envie de se réveiller un bon matin et de réaliser qu’il est l’exact archétype du mouton qui s’abreuve à la seule et même source qui l’a tenu inerte et confortable pendant des années. L’ex-mouton développe alors une aversion pour les moutons de la même manière qu’un ex-gros internalise une haine des gros après avoir maigri.

Quand tu n’as que tes propres limites comme unique point de repère, comment te situer par rapport aux autres ? Comment évaluer ton niveau de littératie ? Qui sait quoi ? Depuis combien de temps suis-je le mouton de quelqu’un d’autre et comment se fait-il que je sois le dernier à en avoir été informé ? Combien ignorent ce que j’ignorais encore hier ? Heureusement, ou malheureusement, le déni a cette vilaine manie de vouloir nous préserver de ces encombrantes questions.

Mais quoi qu’en disent nos moutons, les théories conspirationnistes qu’ils propagent à tout va, nous les avons toutes lues, réfutées et déboulonnées des dizaines de fois depuis les 15 dernières années.

Ce qu’ils lisent et entendent pour la première fois en 2021 n’est que du vieux matériel pour la plupart des gens pourvus d’un désir de connaître et de curiosité.

Leur croisade contre les moutons, c’est une croisade contre eux-mêmes. Cet élément leur sera crucial lorsque viendra le moment de désapprendre les mensonges acquis depuis le début de cette crise et d’entamer un processus de guérison et de réconciliation avec les amis et les membres de leur famille. Honte à ces gourous qui les ont persuadés qu’ils disposaient de tout le savoir nécessaire pour prétendre à l’érudition et s’élever au-dessus de la mêlée alors qu’ils étaient à la dérive.

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