Comme c’est toujours le cas lorsqu’un juge de la Cour suprême du Canada (CSC) quitte ses fonctions, la retraite imminente de la juge Rosalie Abella suscite des spéculations quant à son remplacement. Alors que le gouvernement fédéral souhaite renforcer la présence du français à la CSC par l’entremise de la révision de la Loi sur les langues officielles (LLO), pour une partie du commentariat canadien-anglais, l’exigence de bilinguisme à la Cour suprême entrave la nomination d’un juge autochtone ou provenant d’une minorité raciale.

À notre avis, cet argument est sans fondement.

Premièrement, les modifications à la LLO portent sur les droits linguistiques des justiciables, et non sur les compétences linguistiques des juges. Elles feraient en sorte que tous les Canadiens puissent être entendus et compris par la CSC dans la langue officielle de leur choix, sans l’aide d’un interprète, comme c’est déjà le cas dans tous les autres tribunaux fédéraux.

La CSC a été protégée de cette exigence en 1988 par une exemption spéciale prévue à l’article 16 de la Loi sur les langues officielles – qui devait être temporaire.

Les temps ont changé. Les plus récentes nominations à la Cour montrent bien qu’il n’y a plus de pénurie de juristes bilingues qualifiés au Canada.

À première vue, la modification à la LLO imposerait à la CSC de veiller à ce que les juges qui entendent l’affaire comprennent l’anglais et le français sans l’aide d’un interprète. Or, la Cour, qui compte neuf membres, forme régulièrement des bancs de sept ou même cinq juges pour diverses raisons. Idéalement, tout plaideur devrait avoir l’avantage d’être entendu par les neuf juges, mais dans les faits, personne n’a le droit à une formation de neuf juges. Les modifications proposées à la LLO ne changeraient en rien cet état des choses.

La place du français

Deuxièmement, le débat sur le bilinguisme à la CSC, c’est un débat sur la place du français. La Cour n’a jamais eu de juge unilingue francophone ; ce n’est pas en 2021 que le gouvernement en nommera un, quelle que soit l’origine ethnique ou la qualité du candidat. Or, prétendre que le bilinguisme est un obstacle pour les candidats autochtones ou racialisés est une fausse représentation des compétences linguistiques des minorités au Canada. Les francophones sont tout aussi racialement diversifiés que les anglophones – et pas seulement à Montréal. L’Alberta a l’une des populations francophones qui croissent le plus rapidement au Canada, en partie grâce à l’immigration. L’Alberta et la Colombie-Britannique ont également des programmes d’immersion française populaires, et beaucoup de ces étudiants sont issus de familles de nouveaux arrivants.

Le bilinguisme officiel des tribunaux fédéraux est déjà prévu par la Constitution, et l’exemption de la Cour suprême dans la Loi sur les langues officielles n’est plus légitime.

Les Canadiens devraient avoir le droit d’être entendus par le plus haut tribunal du pays – directement, sans le filtre de l’interprétation simultanée – dans la langue officielle de leur choix.

Les juges de la Cour suprême devraient non seulement être en mesure de comprendre les procédures dans les deux langues, mais aussi d’interpréter les versions française et anglaise de notre Constitution et de nos lois, qui ont une valeur juridique égale. L’interprétation côte à côte des deux versions permet souvent de clarifier l’intention du législateur.

Les juges doivent également pouvoir lire le dossier de preuve des causes qu’ils tranchent. Ces documents – transcriptions de procès, affidavits, pièces à conviction, rapports d’experts – ne sont pas traduits, mais déposés dans leur langue d’origine. Les juges unilingues ne peuvent pas compter sur leurs auxiliaires juridiques ou leurs collègues bilingues pour interpréter ces documents sans porter atteinte à leur propre indépendance. Comment peut-on s’attendre à ce qu’un juge se prononce sur une affaire s’il ne peut pas en comprendre la preuve ? Le bilinguisme français-anglais n’est pas un luxe à la Cour suprême du Canada – c’est simplement une exigence professionnelle.

Les vrais obstacles

Par ailleurs, il existe des obstacles plus importants que le bilinguisme pour accéder à la Cour suprême du Canada.

Pour de nombreux étudiants autochtones et racialisés, c’est le coût croissant de l’inscription aux facultés de droit qui est l’élément le plus problématique.

Les facultés de droit doivent veiller à ce qu’une plus grande diversité d’étudiants puisse accéder à leurs rangs.

Un autre obstacle est la profession juridique elle-même. Elle continue de se débattre avec sa propre histoire de racisme et de sexisme systémiques, ce qui a des effets néfastes en aval sur le système judiciaire.

En opposant la représentation de groupes historiquement marginalisés à la CSC aux droits linguistiques d’une autre minorité protégée par la Constitution – les francophones –, on fait du nivellement par le bas. Il est possible d’avoir une Cour bilingue ET diversifiée – en rendant la profession juridique, historiquement exclusive, plus accessible à tous.

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