En matière d’inflation, il se peut qu’à force de crier au loup, la bête surgisse pour de vrai. Il suffit que tout le monde y croie et se comporte comme tel, pour que l’inflation apparaisse.

A contrario, si tous les agents économiques pensent que l’inflation restera en moyenne à 2 %, il y a de bonnes chances que cette conviction s’autoréalise. D’où, pour une banque centrale, l’importance névralgique de l’ancrage des anticipations.

J’exagère un peu, mais pas tellement. De fait, l’économie est toujours balayée par des vents contraires qui poussent l’inflation à la hausse ou à la baisse. Mais si les anticipations sont bien arrimées, la banque centrale n’aura pas à beaucoup changer son taux directeur pour que les comportements s’ajustent rapidement et que l’inflation retourne vers la cible.

En revanche, si le doute mine la crédibilité de la banque centrale, elle devra agir avec grande force pour être prise au sérieux. Lorsque l’inflation galopait et que la réputation des banquiers centraux était en lambeaux, il a fallu des durs de durs comme l’Américain Paul Volcker, au début des années 1980, et le Canadien John Crow, 10 ans plus tard, pour mater l’inflation avec des taux d’intérêt à deux chiffres qui ont provoqué de sévères récessions.

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L’inflation était de 3,4 % en avril au Canada.

L’inflation en avril – 3,4 % au Canada et 4,2 % aux États-Unis – a surpris par son ampleur, même si on s’attendait à un rebond en raison de la chute des prix pétroliers au début de la pandémie, un an plus tôt, qui a créé un point de comparaison anormalement bas.

Du coup, les marchés ont sonné le tocsin, la Bourse en baisse et les rendements obligataires en hausse. Toutefois, un examen plus attentif des anticipations montre que l’inquiétude, quoique bien réelle, reste contenue.

Un indicateur technique très suivi, le point mort d’inflation, qui mesure l’écart de rendements entre les obligations ordinaires et à rendement réel, suggère que le marché américain prévoit une inflation moyenne de 2,8 % pour les cinq prochaines années et de 2,4 % pour les cinq ans suivants. Rien pour écrire à sa mère.

Choc transitoire

Tant la Fed que la Banque du Canada invitent à regarder au-delà des prochains mois, au-delà des facteurs temporaires d’une économie en choc post-traumatique.

La production a été mise sur pause dans bien des secteurs et les chaînes d’approvisionnement sont encore perturbées. On observe des goulots d’étranglement, comme les conteneurs qui se font rares à certains endroits.

La demande rebondit plus vivement que la production, qui prendra du temps à s’ajuster. On le voit dans le prix des matières premières, notamment celui du bois d’œuvre, qui a explosé.

Les paiements gouvernementaux aux personnes mises à pied et les freins à la consommation durant la pandémie ont gonflé l’épargne personnelle. Dans le déconfinement, beaucoup voudront se payer la traite, comme des bûcherons qui arrivent en ville après un hiver dans le bois.

Plusieurs pays sont aux prises avec des pénuries de main-d’œuvre alors que persiste un chômage élevé. On voit à Montréal des restaurateurs offrir des augmentations de salaire en cuisine pour attirer du personnel qui a trouvé un emploi ailleurs ou qui craint encore la maladie. Les travailleurs saisonniers qui viennent de l’étranger manquent à l’appel. La faible participation au marché du travail est d’ailleurs la principale raison invoquée par les banques centrales pour maintenir des taux bas.

Toutes ces raisons donnent à penser que l’inflation sera supérieure à 2 % cette année.

Desjardins prévoit 2,3 % en 2021 et 2,0 % en 2022, tandis que la Nationale voit une pression plus persistante avec respectivement 2,7 % et 2,5 %.

La question plus intéressante est de savoir ce qu’il adviendra à plus long terme. D’une part, la pression déflationniste créée par 20 ans de commerce avec la Chine a livré tous ses fruits. À l’avenir, le redéploiement des chaînes de production entraînera des pressions contraires.

D’autre part, on peut espérer que les investissements massifs dans les technologies numériques vont enfin permettre des gains de productivité favorisant une pression baissière sur les prix.

Mais depuis longtemps, on attend la hausse de la productivité comme on attend Godot, qui ne vient jamais dans la pièce de Beckett.

Plus difficile à évaluer sera l’impact du réchauffement climatique et des efforts pour le contenir : les coûts pour éponger les dégâts des tempêtes, des sécheresses et des inondations, mais aussi pour assurer la transition vers une économie carboneutre.

D’ici là, les autorités ont un virage délicat à négocier. Au Canada, les autorités s’apprêtent à réduire les stimuli budgétaires et monétaires. La Banque a déjà diminué ses achats d’obligations et rapproché de 2023 à la deuxième moitié de 2022 le moment propice à une augmentation du taux directeur. Plus pressés, les marchés le voient dès l’automne.

Aux États-Unis, les marchés n’attendent pas de hausse avant le début de 2023, un an plus tôt que les prévisions de la Fed. Et Biden tente toujours de faire adopter au Congrès de grosses enveloppes pour aider les familles et investir dans les infrastructures.

L’économiste Larry Summers, pourtant allié des démocrates, crie au loup de l’inflation à tue-tête. Cette crainte partagée par les marchés déprécie le billet vert contre les autres devises, y compris notre huard qui, par ailleurs, est soutenu par la hausse des matières premières.

Suis-je inquiet ? La partie est ardue, mais je suis conforté de savoir qu’il est beaucoup plus facile pour une banque centrale de lutter contre l’inflation que de stimuler l’économie, particulièrement lorsque les taux sont au plancher.

Voilà pour la capacité. Quant à la volonté, il est évident que les banques centrales puisent dans le capital de crédibilité qu’elles ont bâti en 30 ans et qu’elles toléreront pour un temps une inflation légèrement au-dessus des cibles. Ce capital ayant été chèrement payé, je suis convaincu qu’elles ne le dilapideront pas en laissant libre cours à l’inflation.

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