La mémoire institutionnelle est une condition préalable fondamentale à un bon gouvernement. À l’inverse, l’absence de mémoire institutionnelle produit presque inévitablement des conséquences malheureuses et parfois dangereuses.

Or, la mémoire institutionnelle, en particulier lorsqu’il s’agit de changements constitutionnels, fait cruellement défaut ces jours-ci à Ottawa, alors que le premier ministre et les chefs de l’opposition rivalisent entre eux pour savoir qui peut le mieux aider le premier ministre François Legault à faire franchir à son cheval de Troie les portes de la Constitution canadienne.

J’ai beaucoup participé à toute la période de débat et de changement constitutionnel des années 1980 qui a abouti au rapatriement de la Constitution, à une formule de modification, à l’adoption de la Charte des droits ainsi qu’au rejet des accords du lac Meech et de Charlottetown. Cette période, qui a débuté par des tentatives infructueuses de réforme constitutionnelle dans les années 1960 et 1970, a permis de tirer des leçons dont le premier ministre et les chefs de l’opposition devraient tenir compte aujourd’hui.

Les Canadiens ont appris à leurs gouvernements que les tentatives de modification de la Constitution ne doivent pas être entreprises à la légère ; que les conséquences d’un échec ne doivent pas être surestimées ou exagérées ; que la réforme est très difficile à réaliser, qu’elle prend beaucoup de temps, qu’elle domine le débat national, qu’elle suscite de grandes passions et qu’elle ne réussit que lorsqu’il y a un important consensus national. En septembre 1980, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau a tenté d’imposer un changement constitutionnel sans débat approprié. Le Parlement et la Cour suprême l’en ont empêché, si bien qu’après de longues consultations et débats publics, un large consensus s’est dégagé autour d’un ensemble de mesures bien meilleures qui ont été adoptées en 1982. De 1987 à 1990, Brian Mulroney a tenté de faire adopter à toute vapeur l’accord du lac Meech. Il a échoué et, en exagérant les conséquences de l’échec, a propulsé le Canada dans une crise d’unité nationale presque fatale.

Brian Mulroney n’avait pas retenu la leçon que, malgré un accord précoce des premiers ministres, les accommodements des élites ne suffisent pas ; la participation du public et l’opinion publique ont un rôle crucial à jouer.

Aujourd’hui, tous les Canadiens attendent de leur gouvernement qu’il se concentre sur la pandémie et l’économie. Au lieu de cela, sans raison valable, le premier ministre Legault a décidé que le moment était venu de proposer un changement constitutionnel. Si l’on se fie aux leçons du passé, il ouvre la porte à un débat national clivant. Le premier ministre du Québec a proposé une modification constitutionnelle qui, selon lui, ne fait que refléter la réalité du Québec en tant que nation ayant le français comme seule langue officielle. Pourtant, tout porte à croire que la modification qu’il propose ne toucherait pas seulement le Québec. Selon l’article 43 de la Constitution, une telle modification nécessiterait l’approbation de la Chambre des communes et du Sénat même si elle ne touche que le Québec et le statut de la langue française au Québec. Il n’y a rien d’unilatéral dans ce que le Québec propose. Si, comme le soutient le premier ministre, la modification qu’il propose ne fait que refléter la réalité, alors elle n’est pas nécessaire, et M. Trudeau devrait exhorter le Parlement à se concentrer sur l’économie et à laisser la Constitution tranquille.

Toutefois, il semble, d’après les commentaires du premier ministre, qu’il est tombé dans le piège de M. Legault. Il devrait prendre du recul avant que le piège ne se referme. M. Trudeau devrait comprendre que les tribunaux donnent toujours un sens, parfois de manière inattendue, au langage constitutionnel. Les tribunaux pourraient bien interpréter la modification proposée d’une manière qui aurait un impact sur le fonctionnement de la fédération dans son ensemble, ce qui, selon la formule de modification constitutionnelle, nécessiterait l’approbation du Parlement et de sept provinces représentant 50 % de la population. Il incombe donc au premier ministre de veiller à ce qu’une telle modification ne soit pas adoptée sans qu’il y ait un débat public complet, une compréhension et une acceptation de toutes les conséquences possibles, y compris celles concernant les droits linguistiques des minorités au Québec et dans le reste du Canada.

Le premier ministre, le Conseil des ministres et le caucus libéral, qui a toujours eu une influence sur les questions constitutionnelles, doivent également considérer les implications plus larges de l’approbation de la modification constitutionnelle proposée. L’histoire nous a appris que lorsqu’une proposition de modification ouvre la boîte de Pandore constitutionnelle, d’autres suivent inévitablement et le débat national devient de plus en plus divisé.

Si le Québec peut rouvrir les discussions constitutionnelles, comment le premier ministre Trudeau réagira-t-il lorsque d’autres provinces feront de même ?

En effet, il a fallu moins d’une semaine à Jason Kenney pour féliciter la décision du Québec et déclarer qu’il pourrait utiliser ce précédent pour introduire des modifications constitutionnelles « unilatérales » afin de renforcer l’autonomie de l’Alberta. Il avait déjà menacé de proposer une modification constitutionnelle pour modifier la formule de péréquation. Que se passera-t-il si le Nouveau-Brunswick fait la même chose pour son bilinguisme officiel ou si le Manitoba cherche à obtenir une modification constitutionnelle pour abolir la législation bilingue ?

Le premier ministre a le devoir solennel de considérer les conséquences pour l’ensemble du pays de toute réouverture de la Constitution. Il doit refermer la porte constitutionnelle avant qu’il ne soit trop tard.

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