Il avait insisté pour me faire un café dans sa cuisine même s’il tenait difficilement sur ses jambes. La bienveillance de Serge Bouchard n’est pas une légende urbaine ! Essayer de tenir sur des jambes qui vous lâchent pour faire plaisir, ce n’est pas rien !

Moi, c’est à force de l’écouter à la radio que j’ai su qu’il était l’homme qu’il me fallait ; ma bouée de sauvetage ! Il faut dire que je naviguais en eaux troubles en ces temps-là. C’était en 2015, le Québec se relevait amoché et divisé du débat sur le projet de loi sur la Charte des valeurs québécoises.

Je me croyais vaillante à essayer de ramener de la nuance là où beaucoup de gens n’en voyaient pas… Raconter la diffamation qu’a subie une femme voilée lors du débat sur la Charte sans prendre position et dire que tout le monde avait sa part de responsabilité, c’est comme se mettre une corde au cou et demander de se faire lapider en même temps ! Ça prenait quelqu’un de fort, de sage et de juste comme Serge Bouchard pour amenuiser tant de divisions. Il fut le ciment de ce documentaire, et une rencontre qui m’avait marquée.

PHOTO FOURNIE PAR L’AUTEURE

L’auteure en compagnie de Serge Bouchard

Ce jour-là, j’étais très consciente que je vivais un moment privilégié !

Serge Bouchard est capable de parler de tout.

C’est l’intellectuel qui a mis de côté son ego, car il a très tôt compris qu’il ne lui servait à rien ; il l’a plutôt remplacé par la bienveillance, mais ça, ce n’est pas à la portée de tout le monde !

Tiens, selon lui, les nouveaux venus, il faut juste les écouter et les aimer… Il me donne l’exemple de la gentille Polonaise qui tenait le dépanneur de son enfance et qui lui donnait des bonbons. Juste pour ça, l’enfant curieux qu’il était avait tout dévoré sur la Pologne, il voulait tout savoir sur le pays de « sa » dépanneur !

L’anthropologue se démarque par son admiration de l’autre, « il suffit de s’intéresser à l’autre pour lui donner sa dignité ». C’est aussi ce qu’il a fait avec les autochtones qu’il aimait quand c’était mal vu de les aimer ! « Si on s’intéresse à toi, toi tu vas t’intéresser à l’autre ; c’est comme logique », me disait-il.

Du coup, je me suis éloignée de l’anthropologue de renom pour m’intéresser à Serge Bouchard, le Canadien français, et à la souffrance du Québec profond de son enfance que beaucoup d’immigrants ne connaissent pas. Il m’a parlé longtemps de son père, chauffeur de voiture de « luxe ». Il me le décrivait tellement bien que je sentais même l’odeur du plastique des sièges roses kitsch de son gagne-pain, sa vieille chemise blanche bien repassée pour sauvegarder la dignité qui lui restait… Ses pas timides et fiers en foulant la bâtisse de l’Empire britannique de McGill pour assister à la remise de diplôme de son fils ; endroit qu’il n’a jamais osé approcher avec sa condition de pauvre québécois illettré !

Je me disais que c’est seulement en se racontant des histoires comme celle-là que le rapprochement des uns et des autres se fera. « La condition humaine », voilà ce qui nous lie tous, une fois les préjugés et les peurs tombés. C’est ce que Serge Bouchard a fait toute sa vie, que ce soit à travers ses livres, ses émissions de radio, ses rencontres des gens qu’il a marqués, comme moi et tant d’autres.

Serge Bouchard, l’intellectuel, ébranle encore plus ! En parlant de la polarisation entre la gauche et la droite et de la haine que suscitent nos débats de société, il sort la carte de la nuance. L’homme n’est pas naïf, il sait qu’il est bien complexe pour les Québécois de se battre pour leur survie culturelle dans un océan d’anglophones. Mais être nationaliste ne veut pas dire être nombriliste et insensible aux autres…

Le plus important, ce n’est pas d’importer ce qui se fait en France ou ailleurs, le plus important, c’est « d’être à la fine pointe de notre humanité en créant notre propre modèle québécois »…

« Le débat public de qualité est exigeant. La démocratie n’est pas le concert des abrutis… si c’est ça, ça ne s’appelle pas la démocratie… »

En regardant les entrevues de ce tournage, je suis prise d’un sentiment de tristesse mêlée de gratitude avec un brin de sa sagesse ancestrale qu’il nous aura tous un peu léguée par son passage…

C’est fou comme on peut s’attacher collectivement à un homme qui nous a donné l’habitude de nous chuchoter des histoires à la radio ! C’est pour cela que je ne pouvais garder pour moi toute seule ces merveilleux moments d’échange et que je me fais le devoir de les partager avec vous, car il est notre patrimoine à tous !

Regardez un autre extrait de l'entrevue de Serge Bouchard Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion