En acceptant depuis trop longtemps que les géants du numérique soient soustraits de l’application de la Loi sur la radiodiffusion, le gouvernement canadien a toléré une forme de double standard qui a mis à mal de nombreuses entreprises de notre environnement culturel et médiatique ainsi que les milliers d’artistes, d’auteurs, de créateurs et de professionnels qui y œuvrent. La démonstration de l’effet dévastateur de cette inertie sur la capacité de production et sur la pérennité de tout le secteur de l’audiovisuel n’est plus à faire, ayant été le sujet de nombreux rapports d’experts, dont le plus récent, le rapport Yale.

Face au consensus qui se dégage du milieu culturel et médiatique quant à l’urgence de mettre fin à cette iniquité législative et réglementaire entre nos entreprises canadiennes et les Netflix, Spotify et autres multinationales du web, l’actuel ministre du Patrimoine, Steven Guilbeault, a déposé l’automne dernier le projet de loi C-10 visant à réformer la Loi sur la radiodiffusion et à octroyer des pouvoirs accrus au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Un projet de loi qui a été bien accueilli par le milieu culturel, mais considéré comme encore perfectible. Les parlementaires s’affairaient à l’améliorer, jusqu’à ce qu’une motion introduite par les conservateurs vienne menacer l’adoption du projet de loi avant la fin de la présente législature.

Lors de son dépôt en novembre, le projet de loi C-10 prévoyait d’exempter les médias sociaux du cadre réglementaire. Alors que plusieurs voix se sont élevées pour contester ce choix à l’endroit d’entreprises qui, comme Facebook ou YouTube, génèrent des revenus en agissant comme diffuseur, le ministre a corrigé le tir en abrogeant l’article 4 de son projet de loi.

Il n’en fallait pas plus pour que les membres du Parti conservateur siégeant à ce comité y voient une menace à la liberté d’expression, alors qu’il n’en est rien. Ils voudraient demander au ministère de la Justice d’émettre un avis à cet effet.

Les conservateurs ayant déjà annoncé qu’ils voteraient contre le projet de loi, peu importe ce qu’il contient, cette motion ne constitue à nos yeux qu’une nouvelle manœuvre visant à retarder l’adoption de cet important projet de loi. Rappelant à bon escient que la Loi sur la radiodiffusion s’applique aux entreprises et non aux individus, Monique Simard et Pierre Trudel, tous deux membres du Comité fédéral sur la révision des lois sur la radiodiffusion, ont dû réaffirmer hier que « le projet de loi C-10 n’induit aucun risque de voir un jour le CRTC se mettre à réglementer les vidéos émanant d’individus ».

Tous pour la liberté d’expression

Il est important de souligner que les artistes, les auteurs, les créateurs et les milieux culturels et médiatiques que nous représentons sont d’ardents défenseurs de la liberté d’expression qui est à la base même de leur travail. Nous tenons à rassurer les parlementaires et l’ensemble de la société. L’article 2 du projet de loi stipule d’ailleurs clairement que les politiques et règlements du CRTC ne peuvent entraver ni la liberté d’expression ni les activités en ligne des usagers.

Néanmoins, en attendant cet avis, nous croyons fermement que le Comité permanent du patrimoine canadien doit poursuivre son étude détaillée des différents articles du projet de loi et tout mettre en œuvre afin que celui-ci soit adopté par la Chambre des communes avant la fin des travaux parlementaires.

Alors que l’actuelle session parlementaire tire à sa fin, que les rumeurs d’élections à l’automne se multiplient et que le secteur des arts et de la culture vit une crise structurelle depuis plus d’une décennie, accentuée par les impacts des mesures sanitaires liées à la pandémie, nous ne pouvons collectivement nous permettre de devoir tout recommencer à zéro dans un futur lointain — alors qu’une telle réforme réglementaire, rappelons-le, est demandée à l’unisson depuis de nombreuses années.

Certains prétexteront que, contrairement à d’autres projets de loi présentement à l’étude à Ottawa, il n’y a pas péril en la demeure. Ce serait faire preuve d’une très mauvaise compréhension des tendances actuelles qui menacent directement la souveraineté culturelle canadienne et le fait francophone en Amérique du Nord.

La Loi sur la radiodiffusion oblige actuellement les diffuseurs à offrir des productions audiovisuelles canadiennes et francophones au sein de leur programmation. Ainsi, les diffuseurs doivent réinjecter une part de leurs revenus au profit du milieu musical, télévisuel et cinématographique d’ici. Exemptés de cette obligation, les géants du numérique se contentent de nous offrir les dernières productions hollywoodiennes — quitte à ce qu’elles soient traduites depuis la France — ou les derniers tubes new-yorkais, sans aucune obligation d’investir dans la création de contenu canadien.

D’aucuns voudraient profiter de cette réglementation à deux vitesses pour procéder à un nivellement par le bas de leurs obligations à l’endroit de la population canadienne. Une telle dérèglementation viendrait pourtant anéantir la viabilité de nos entreprises culturelles, enverrait au chômage des dizaines de milliers de Canadiens et sonnerait malheureusement le glas de la culture de langue française au Québec et dans le reste du pays.

*Cosignataires : Mathieu Marcil, président de l’Association des professionnels des arts de la scène du Québec (APASQ) ; Luc Boulanger, président de l’Association québécoise des auteurs dramatiques (AQAD) ; Gabriel Pelletier, président de l’Association des réalisateurs et réalisatrices du Québec (ARRQ) ; Luc Fortin, président de la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ) ; Suzanne Aubry, présidente de l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ) ; Chantal Cadieux, présidente de la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma (SARTEC) ; Shérane JP Figaro, Travailleuses et travailleurs des arts, de la culture et de l’événementiel (TRACE)

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