Partout dans le monde, on s’inquiète de la prolifération des fausses nouvelles. Cette série donne la parole à des spécialistes de plusieurs pays pour faire la lumière sur cet enjeu qui semble menacer la démocratie. Ce dossier a été préparé par Jean-Philippe Warren, titulaire de la Chaire d’études sur le Québec à l’Université Concordia.

Jean-Philippe Warren : Pourquoi dit-on que le « consensus social » qui émerge sur certaines plateformes numériques est fabriqué ?

Renee DiResta : L’expression « consensus fabriqué » est née à l’Université d’Oxford, sous la plume de Phil Howard et Sam Woolley. Elle fait référence à l’idée que des réseaux en ligne peuvent créer une masse tellement énorme de contenu qu’on en vient à croire que la plupart des gens pensent ou ressentent telle ou telle chose, alors que ce n’est pas vrai.

Prenons un exemple spécifique : les vaccins. La proportion de personnes qui font vacciner leurs enfants varie entre 85 % et 90 % aux États-Unis. Pourtant, à la lecture de certains mots-clics sur Twitter, on a plutôt l’impression que la société américaine est très majoritairement antivaccin.

Qu’est-ce qui change maintenant que tout le monde peut devenir un militant en ligne ?

Je dirais que nous avons un peu dépassé le stade individuel. Non seulement tout le monde peut devenir un militant en ligne, mais une personne déterminée peut aussi devenir un réseau tout entier en multipliant les comptes qu’elle achète, gère et anime.

À l’ère des médias sociaux, il n’y a plus d’éditeur qui contrôle le contenu qui circule, plus d’infrastructure centralisée de distribution.

L’écosystème de communication actuel a démocratisé à la fois la création de contenu et la distribution de contenu par l’entremise de moyens de partage (comme le bouton « Partager » ou le bouton « J’aime »). Cet écosystème a ensuite ajouté des mécanismes d’amplification automatisés, tels que des algorithmes qui gèrent les « tendances ».

Les gens de droite adhèrent-ils davantage aux théories du complot ?

L’une des théories qui expliquent l’écart apparent entre la droite et la gauche aux États-Unis a été formulée dans un livre intitulé Network Propaganda. Les chercheurs derrière cette étude ont découvert qu’il existait un réseau de droite hyperpartisan ayant un public dévoué, peu soucieux des faits.

Nous avons constaté la même chose dans nos recherches sur la désinformation liée au vote lors de l’élection de 2020. Il y avait des influenceurs et des médias hyperpartisans de droite qui amplifiaient les messages faux et trompeurs et cherchaient à les rendre viraux.

Certes, nous avons observé des tentatives semblables de désinformation parmi les groupes de gauche. On n’a qu’à penser aux théories du complot au sujet du service postal, qui aurait été délibérément ralenti [afin de favoriser l’élection de Trump]. Mais nous n’avons pas observé chez les groupes de gauche les mêmes processus répétitifs.

L’une des principales questions qui demeurent en suspens est celle de l’impact des chambres d’écho et des réseaux sociaux alternatifs de droite. Quand vous circulez dans ces espaces, tout ce que vous voyez et entendez, ce sont les membres de votre propre communauté. Ceux-ci croient tous les mêmes choses, ce qui renforce les croyances des autres.

En quoi la lutte contre les fausses nouvelles est-elle controversée aux États-Unis ?

Les débats autour de la nécessité de modérer les échanges en ligne sont intéressants, en particulier lorsqu’ils soulèvent la question de la liberté d’expression.

Aux États-Unis, on entend des appels croissants à l’adoption d’amendements à la section 230 du Communications Decency Act [cette section prévoit l’immunité des plateformes numériques qui hébergent des sites au contenu problématique].

Récemment, des influenceurs qui colportent des mensonges sensationnalistes ont été la cible de certaines plateformes [dont Facebook et Twitter]. Cela leur a fait perdre des vues. En réaction, ces influenceurs soutiennent l’idée que la distribution de l’information fait partie de la liberté d’expression (ce n’est pas le cas). Pour eux, toute tentative de réduire la distribution de l’information, même fausse, ou de lui ajouter un avertissement constitue de la censure de la part des grandes entreprises de technologie.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

Si on peut être sûr que les moyens de contrôle et de modération des échanges en ligne vont radicalement changer au cours des prochaines années, il est également certain que des espaces numériques nouveaux vont émerger. Il y a six mois, nous parlions tous et toutes de l’essor fulgurant de TikTok. Aujourd’hui, nous parlons de Clubhouse. Parlor est également de retour. Il y a toujours quelque chose de nouveau.

L’écosystème de l’information va continuer à évoluer. L’information transite d’une application à l’autre, les gens migrent entre elles. C’est pourquoi, lorsque nous réfléchissons à l’intégrité de l’information et à l’avenir de la désinformation, nous devons penser en termes de système.

C’est un écosystème. Il est temps de l’aborder de cette manière.

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