Partout dans le monde, on s’inquiète de la prolifération des fausses nouvelles. Cette série donne la parole à des spécialistes de plusieurs pays pour faire la lumière sur cet enjeu qui semble menacer la démocratie. Ce dossier a été préparé par Jean-Philippe Warren, titulaire de la Chaire d’études sur le Québec à l’Université Concordia.

Jean-Philippe Warren : Pourquoi dit-on que l’Afrique est particulièrement réceptive aux fausses nouvelles ?

Bruce Mutsvairo : Cette réceptivité plus grande est liée à l’éducation aux médias. En Afrique, beaucoup de gens n’ont pas reçu les compétences nécessaires pour comprendre la différence entre ce qui, sur la Toile, est véridique et ce qui ne l’est pas. Il est donc facile de publier des informations erronées sur WhatsApp, par exemple, et de les diffuser de manière massive. Les gens pensent : « C’est ce que tout le monde dit ou fait, donc ça doit être vrai. »

Les rumeurs et les ouï-dire jouent-ils également un rôle dans la diffusion des fausses nouvelles ?

Un grand rôle. Dans de nombreux endroits en Afrique, il n’existe pas vraiment de filtres. Par conséquent, peu de gens remettent en question la légitimité des affirmations qui circulent en ligne. Les gens se sentent privilégiés en recevant de telles informations, car ils pensent que ces informations peuvent aider d’autres personnes ou leur donner du pouvoir. Les rumeurs se répandent comme des incendies de forêt.

Pourquoi la manière occidentale de concevoir les « fausses nouvelles » n’est pas toujours bien adaptée au contexte africain ?

Comme vous le savez, les fausses nouvelles ne sont pas seulement un problème africain. Mais je pense que les institutions bien établies que nous avons en Occident font une différence, parce qu’ici, en Occident, si quelqu’un ment ou commet une erreur, les gens le signalent rapidement. Immédiatement, il y a une discussion. On n’attend pas au lendemain.

En Afrique, l’éducation aux médias représente un problème majeur. Et c’est un problème majeur parce que pour beaucoup de gens, voir, c’est croire. Tant que vous le voyez, vous ne le remettez pas en question. Les gens ne sont pas stupides : c’est seulement que cette attitude est conforme à la façon dont ils apprennent à concevoir le monde.

Pour lutter contre la diffusion délibérée de canulars ou d’histoires abracadabrantes, plusieurs gouvernements africains ont introduit des lois anti-fausses nouvelles. Que pensez-vous de ces initiatives ?

Dans la plupart des cas, ces lois ont été introduites en Afrique subsaharienne pour consolider le pouvoir politique des élites. Cela a très peu à voir avec l’enjeu réel des fausses nouvelles.

Les élites de l’Afrique subsaharienne sont conscientes du pouvoir de l’internet. Elles savent que les médias sociaux ont la capacité de les faire tomber si elles n’arrivent pas à les contrôler.

Si vous regardez ce qui s’est passé en Tanzanie par exemple, je ne pense pas que John Magufuli, le président de ce pays [jusqu’à sa mort, le 17 mars 2021], se préoccupe vraiment de la protection des citoyens quand il cherche à faire passer une loi qui s’attaque aux fausses nouvelles. Il s’agit plutôt d’une façon pour lui de maintenir son image en contrôlant le message.

Je ne fais pas vraiment confiance à la sincérité des dirigeants politiques africains.

Dans quelle mesure les fausses nouvelles sont-elles exacerbées par les luttes politiques ?

Regardez les conflits au Mali et en Éthiopie en ce moment. Ils sont tous empoisonnés par les fausses nouvelles. Si nous trouvions une manière d’éradiquer le fléau des fausses nouvelles, nous résoudrions probablement les conflits qui déchirent ces deux pays.

Les gens en Afrique se font mentir chaque minute, chaque seconde. Bien sûr, personne n’est épargné par les fausses nouvelles, peu importe l’endroit où l’on vit. Mais je pense que c’est encore pire lorsqu’il y a un conflit, parce que les gens s’habituent à être mal informés, à ce qu’on leur mente. Ils finissent par croire aux mensonges qu’on leur débite.

Comment envisagez-vous l’avenir des fausses nouvelles en Afrique ?

Je pense que nous devrions être inquiets. La situation ne va pas en s’améliorant. Il faut donc poser des actions maintenant.

Selon moi, les dirigeants des principales sociétés américaines de médias sociaux, entre autres, doivent réagir. Ils ne peuvent pas se dire : « Nous sommes établis dans la Silicon Valley. Nous n’avons rien à voir avec ce qui se passe en Éthiopie. » La vérité, c’est qu’ils ont un impact important sur les évènements en Afrique. Ils doivent par conséquent accepter de jouer un rôle, eux aussi, dans la lutte contre la prolifération des fausses nouvelles.

À lire demain : Fabriquer du consensus en ligne

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