Aux réunions hebdomadaires du Comité d’examen de la politique monétaire que Mark Carney présidait, le gouverneur de la Banque du Canada était parfois difficile à suivre. Souvent, il avait la fâcheuse habitude de ne pas terminer ses phrases, dont il me fallait deviner les derniers mots. Quand j’y parvenais, je ratais alors les premiers de la phrase suivante.

Avec son intelligence trop vive pour le débit rapide de sa parole, il nous laissait dans la poussière. Heureusement, ses phrases sont complètes et claires dans la brique de presque 600 pages qu’il vient de publier : Value(s) – Building a better world for all1.

PHOTO SIMON DAWSON, ARCHIVES BLOOMBERG

Mark Carney

Mieux encore, le lecteur contrôle la vitesse. Heureusement, car le contenu est riche et dense. Si on a déjà prêté à Carney des ambitions politiques, son livre exigeant n’est pas du genre à séduire le plus grand nombre d’électeurs, même s’il y défend l’intérêt commun, sans oublier les perdants, en marge du système.

Sa plus importante contribution est d’établir l’assise morale, intellectuelle et économique du courant chaud d’un capitalisme inclusif, qui au lieu de dévorer les valeurs de la société par une marchandisation tous azimuts, se met plutôt à son service.

Bien entendu, d’innombrables auteurs de gauche, dont plusieurs cités par Carney, ont critiqué bien avant lui les excès du libre marché. Toutefois, peu d’entre eux ont travaillé 13 ans chez Goldman Sachs à Boston, Londres, New York, Tokyo et Toronto, après un bac en économie à Harvard et une thèse doctorale à Oxford, sur l’avantage dynamique de la concurrence.

Mais l’homme a aussi été forgé par son expérience à Ottawa, comme sous-ministre associé des Finances et gouverneur de la Banque du Canada pendant la Grande crise financière, puis par son incroyable nomination comme gouverneur de la Banque d’Angleterre, où ce Canadien s’est retrouvé le seul adulte en charge de l’économie du Royaume-Uni, durant le cirque du Brexit.

Le titre du livre annonce la tension entre la valeur des choses et des gens, exprimée par des prix et des salaires dictés par le marché, et les valeurs, plurielles, qui fondent la société. Cette dernière en est venue, déplore-t-il, à incarner l’aphorisme d’Oscar Wilde : « knowing the price of everything but the value of nothing ».

Le livre s’ouvre sur une exploration savante mais accessible des concepts de valeur marchande et de valeurs sociales dans l’histoire de la philosophie et de la pensée économique, qui lui serviront de clés pour décoder trois bouleversements : la Grande crise financière de 2007-2008, la pandémie de la COVID-19 et la crise du climat.

L’auteur nous offre parfois le bref répit d’une anecdote savoureuse, mais pas le récit haletant de l’acteur de premier plan ni de révélation fracassante ; plutôt une analyse serrée et rigoureusement documentée de ces évènements. On reconnaît bien son style cartésien, avec des arguments numérotés : premièrement, deuxièmement…

Le passé permet de tirer des leçons, mais ce sont les pages traitant de la crise à venir, celle du climat, qui sont les plus saisissantes. Carney, envoyé spécial des Nations unies pour l’action climatique et la finance, et conseiller du gouvernement du Royaume-Uni, hôte en novembre de la prochaine conférence sur le climat, maîtrise son sujet.

Le changement climatique est une tragédie de l’horizon, explique-t-il. Ses effets catastrophiques se feront sentir au-delà de l’horizon de la plupart des acteurs, imposant un coût à la future génération, que la génération actuelle n’est pas incitée à régler.

Mark Carney, dans son livre

Pourtant, les gouvernements doivent fixer l’objectif – la carboneutralité d’ici 2050 – afin de limiter le réchauffement de la planète et d’établir des politiques comme la hausse progressive du prix du carbone. Si ce cadre politique est crédible, une grande partie du travail sera abattu par la finance et les entreprises.

« L’expérience a fait de moi un profond croyant en la capacité du marché à régler des problèmes. » Seulement, précise-t-il, « la force du marché a besoin d’être dirigée vers la réalisation de ce que souhaite la société ». Toutes les décisions financières de toutes les entreprises doivent impérativement être examinées à la lumière de la nécessaire transition vers une économie verte. C’est ce que la société demande. C’est aussi nécessaire pour la survie des entreprises et pour saisir « la plus grande occasion commerciale de notre époque ».

Carney démontre que la montée en puissance de la finance durable, dont les choix sont guidés par les critères ESG (environnement, social, gouvernance), sera un accélérateur de changement, car c’est dans la nature des marchés financiers d’anticiper l’avenir.

Il endosse fortement le virage pris par un nombre croissant d’entreprises d’orienter leurs actions par la définition de leur raison d’être (purpose), de leur apport à la société. Bien que le profit soit nécessaire, sa maximisation ne peut être cette raison d’exister, ni d’ailleurs le seul enrichissement des actionnaires.

L’entreprise opère grâce à un contrat social implicite (a licence to operate). Pour conserver ce privilège, affirme Carney, elle doit aussi préserver le capital social et respecter les valeurs qui en sont le fondement. Elle doit donc tenir compte dans ses décisions de toutes les parties prenantes : les employés, les clients, les fournisseurs, les collectivités où elle opère, les autorités publiques, sans oublier l’environnement. L’actionnaire arrive en bout de liste, après les créanciers, car il n’est pas véritablement propriétaire de l’entreprise publique, seulement l’ayant droit aux résiduaires.

Le livre est ambitieux. Par bouts, on croirait lire le rapport d’une commission royale d’enquête sur l’économie menée par un seul homme. Par exemple, un chapitre entier est consacré à ses recommandations de politiques publiques pour le Canada.

On referme le livre un peu étourdi par tant d’idées audacieuses et forcément impressionné par ce tour de force. On connaissait l’homme des décisions courageuses en temps de crise, on y découvre un intellectuel visionnaire.

1. Value(s) – Building a Better World for All, Mark Carney, Signal-Penguin Random house Canada, mars 2021, 581 pages

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