Selon la liste de priorisation du gouvernement du Québec, au moins 2,8 millions de personnes auront droit au vaccin avant les personnes en situation de handicap et hautement vulnérables. D’après les recommandations du gouvernement fédéral, non seulement tout adulte de plus de 60 ans devrait être vacciné avant, mais même la police et les pompiers.

Comment comprendre cette logique alors que le même corps qui est trop faible pour combattre le virus dépend des soins d’autrui pour survivre ?

Il y a près d’un an, je remerciais les étoiles de ne pas être de ceux et celles qui mouraient par dizaines, puis par centaines, de semaine en semaine. Enfermée dans mon douillet chez-moi, mes anges-gardiennes me protégeaient de la réalité beaucoup plus sombre et stérile des CHSLD. Mais pour combien de temps ?

À chaque chiffre qui grimpe, la pandémie accumule les âmes perdues. À chaque jour, un soupir hésitant, entre le chagrin et le soulagement. Je ne figure pas aux tableaux. Je ne suis pas une statistique. Je respire.

Dix mois plus tard, mon souffle se fait court, impatient. L’envie de hurler me prend à la gorge. Je compte, moi aussi ! Me rendre plus invisible que le virus est mon seul moyen de défense. Me suis-je trop bien dissimulée ?

Depuis des semaines, je calcule les jours. Ma liberté approche sans doute, le vaccin débarque. La fameuse « lumière au bout du tunnel ».

88 075 doses.

5989 morceaux de casse-tête.

Ça s’en vient. Une grande inspiration. Je prends mon mal en patience. Dans 1011 morceaux, je pourrai peut-être rapiécer les fragments d’une vie éclatée. La course vers la dernière pièce s’amorce, celle qui permettra de remettre ce cauchemar de casse-tête au placard.

Je guette chaque article, chaque tableau, chaque graphique, pour un indice. Santé Québec, Santé Canada, l’INSPQ, CIQ, CCNI… Je retiens mon souffle.

115 375 doses.

430 épisodes sur Netflix.

Dans combien de séries dois-je me noyer avant de pouvoir naviguer dans le monde sans revêtir un scaphandre ?

Les listes de priorisation de vaccination. J’y figure certainement en haut. Sous les CHSLD et les travailleurs de la santé, mais assurément au même rang que les personnes âgées ?

Je réactualise les pages. La flèche circulaire tourne sans cesse, mais je reste là, tout en bas de la liste.

196 175 doses.

610 vidéos de chiens sur Facebook.

Sur combien d’écrans mon index doit-il se buter avant de pouvoir toucher quelqu’un en chair et en os ?

Plus j’avance, plus je recule. Le tunnel s’étire, se tord dans tous les sens. Ce n’est plus un tunnel, c’est un dédale de corridors qui ne mènent nulle part. La lumière n’est plus qu’une lueur. Elle ne fait qu’éclairer les craques sur les murs.

Je contacte tous mes médecins, spécialistes, infirmières. Elles auront certainement une réponse. Ils ont assurément de l’information qui n’est pas publiée ? Rien que de la confusion.

238 100 doses.

516 Zooms.

Combien de visages gelés par les ondes dilatoires du cyberespace avant de revoir en temps réel les sourires de mes proches sans la vision d’une nuée de gouttelettes épineuses qui s’échappe de leurs bouches ?

537 825 doses.

Les vaccins commencent à couler à flot. Les politiciens soupirent de soulagement. Pour moi, le goulot d’étranglement se relâche à peine, resserré par leur indifférence.

« Le gouvernement du Canada a créé le Groupe consultatif sur la COVID-19 en matière de personnes en situation de handicap pour le conseiller sur une approche inclusive par rapport aux personnes en situation de handicap dans sa réponse à la pandémie. »1

Où est l’inclusion alors qu’on refuse de nous nommer, de nous parler ?

Plusieurs ont détaillé comment la pandémie affecte de manière disproportionnée les personnes en situation de handicap.2 La non-priorisation pour le vaccin ne fait que renforcer cette réalité.

Les décideurs se basent sur les données épidémiologiques pour déterminer l’ordre de priorité de la vaccination. Les graphiques le démontrent bien : les hospitalisations et les décès sont en grande majorité chez les 65 ans et plus.

Mais ces chiffres reflètent-ils équitablement la réalité d’autres groupes vulnérables en temps de pandémie ? Un récent rapport de la Société royale du Canada souligne le manque d’information sur ce que vivent les personnes handicapées au Canada.

Comment se faire voir sous l’ombre d’une pandémie qui nous confine à une invisibilité encore plus grande ?

1 Groupe consultatif sur la COVID-19 en matière des personnes en situation de handicap

2 Lisez le document « Les grands oubliés de la vaccination »

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