Le communisme, l’islamisme et le mal nommé « wokisme » forment les maillons d’une même chaîne enserrant nos esprits. Chacun est porteur de propagande et de manipulation servant à merveille le statu quo et ses hiérarchies.

Peur des rouges

Il y a quelques décennies, l’épouvantail stalinien personnifiait les peurs occidentales. La « chasse aux sorcières » américaine ou la loi du cadenas de Duplessis rappellent tout l’arbitraire charrié par cette irrationnelle « peur des rouges ». Celle-ci permettait aux idéologues conservateurs de discréditer l’ensemble de la gauche, des révolutionnaires de mai 1968 aux combats syndicaux les plus réformistes. Le terme « communiste » est d’ailleurs encore utilisé comme une insulte. Il s’est transformé en sophisme Reductio ad stalinum, pour paraphraser Schopenhauer.

Ce qui est moins admis, comme le souligne le théoricien de la propagande Noam Chomsky, c’est que cette intoxication favorisait également les sbires du « socialisme réel ». Ces attaques envers le (prétendu) communisme permettaient à ses dirigeants de prétendre incarner la seule résistance anticapitaliste possible et de faire dévier la responsabilité de leurs abus sur un ennemi puissant.

Au final, cette polarisation permit à plusieurs intellectuels et politiciens de parvenir à de brillantes carrières… Et c’est le prolétariat qui en paya le prix, tout autant en Occident qu’au sein des bureaucraties totalitaires.

Peur de l’islam

Après la chute du mur de Berlin, mais surtout à partir du 11 septembre 2001, l’islamisme prend le relais du communisme. Les attentats ponctuant l’actualité sont en ce sens d’une grande utilité, et lorsque la violence tarde trop, la réaction peut toujours monter en épingle quelques anecdotes démontrant que l’islamisme incarne le danger du siècle.

Qu’elle soit réelle ou imaginée, cette menace est bien commode aux classes dominantes occidentales, qui s’y intéressent d’ailleurs fort peu lorsqu’elle frappe loin de chez nous. Elle favorise la guerre, l’augmentation des budgets militaires, la surveillance, le discours anti-immigration…

Mais cette polarisation profite aussi aux islamistes radicaux. « Entre l’Islam et l’Occident, il faut choisir son camp ! » : à ce sujet, conservateurs occidentaux et islamistes s’entendent. Ce faux dilemme permet aux intégristes d’incarner le seul rempart des musulmans contre un Occident niant son identité spirituelle et culturelle. Et ce sont les musulmans – mais surtout les femmes –, coincés entre ces deux pièges, qui font les frais de cette polarisation.

La peur « woke »

Dernièrement, un nouvel épouvantail a vu le jour : le « woke ». S’il est extraordinairement moins menaçant que les deux premiers, il remplit en gros les mêmes fonctions.

Le mal nommé « wokisme » – il faudrait plutôt parler de la « gauche des identités » ou « postmoderne » – est déployé contre le féminisme et l’antiracisme, voire contre toutes les déclinaisons de la gauche. Il menacerait la liberté d’expression, la mission des universités, la société, la culture, la famille, la patrie, la civilisation… Ce n’est pas un hasard si les adversaires de l’antiracisme, du féminisme et du socialisme aiment tant discuter des « wokes » : ces disputes leur permettent de caricaturer les postures multiples, voire contradictoires de leurs adversaires. Il est en ce sens un terrain beaucoup plus confortable que celui de l’écologie et de la pauvreté.

Mais cette polarisation sert également cette (prétendue) gauche des identités. Face aux attaques des conservateurs, les progressistes, qu’ils soient d’accord ou non avec l’épouvantail « woke », auront tendance à s’en solidariser, simplement parce qu’ils en partagent les valeurs – du moins abstraitement. Cette guerre culturelle permet ainsi à la gauche identitaire de prétendre incarner la seule résistance possible au conservatisme, de consolider son hégémonie en certains milieux et d’accuser les critiques progressistes de « jouer le jeu de la droite ».

L’ami de mon ennemi

Aucune porte de sortie : il devient de plus en plus difficile d’être antiraciste et antisexiste sans adopter la grille de lecture identitaire des rapports de domination. Voici donc une « gauche » idéale pour la droite. Une gauche qui promet de déranger très peu la hiérarchie – dans la mesure où cette dernière permet à chacun de « se sentir bien dans sa peau » – mais qui diffuse un discours en apparence radical et intransigeant au sein des facultés de sciences sociales et de certains médias.

Plus encore, en négligeant communément l’égalité au profit de l’identité, cette gauche renforce la solidarité verticale nécessaire aux structures qu’elle prétend combattre. Alors que la droite prétend défendre le peuple « ordinaire », cette gauche répond que ce peuple est en fait raciste, colonialiste et patriarcal. Les conservateurs ne pourraient demander mieux : cette gauche crée, par la négative, les solidarités verticales qu’ils chérissent.

Les deux performances se renchérissent l’une et l’autre. Et en dehors des murs de l’université et en marge de ces spectaculaires polémiques, les classes populaires – les véritables victimes de l’injustice – continuent de souffrir en silence.

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