J’avais 20 ans. Je marchais dans les rues de mon quartier à Ville Mont-Royal pour retourner chez moi après un cours du soir au cégep qui s’était terminé plus tôt. Il devait être aux alentours de 20 h, mais c’était l’hiver et il faisait noir.

Presque arrivée chez moi, j’ai été plaquée violemment par derrière par quelqu’un qui courait vers moi, utilisant son élan pour me faire tomber par terre. Bien entendu, il a réussi ; je ne m’y attendais pas une seconde. J’étais à genoux par terre sur le trottoir enneigé, et trois hommes se tenaient devant moi, armes à la main. On se rappelle : Ville Mont-Royal, un mardi soir à 20 h. Sur la rue Wicksteed plus précisément, si vous connaissez le coin, une petite rue comme une autre à côté d’un parc dans un quartier où patrouille la sécurité publique.

Ces trois hommes voulaient mon téléphone cellulaire qu’ils avaient sûrement aperçu en me voyant changer de chanson au cours de ma marche. Ils me suivaient tous les trois depuis ma sortie de l’autobus quelques minutes plus tôt. Je vous épargne les détails de cette interaction, même si je la vois souvent rejouer en boucle contre mon gré dans mes moments les plus noirs. Je n’oublierai jamais ce que j’ai vu et comment je me sentais. Je n’oublierai jamais le mix de violence et d’objectification qui étaient en jeu dans cet échange. Je n’oublierai jamais la douleur psychologique qui m’a habitée pendant des mois à la suite de cette soirée.

En thérapie récemment, à la suite du mouvement de dénonciations, j’ai reparlé de cette histoire avec ma psychologue. Je lui disais que mon attaque avait un caractère sexuel qui, je supposais, aurait été absent si j’avais été un homme. Je ne me serais probablement pas fait toucher les fesses, je ne me serais probablement pas fait tirer les cheveux, et je n’aurais probablement pas eu à discuter avec ma psy pour savoir si je qualifierais ce qui m’était est arrivé de viol alors que l’évènement en tant que tel était une tentative de vol de cellulaire. Encore une fois, je suppose, mais après réflexion, j’y crois encore.

Même le plus gros trauma de ma vie est hétéronormatif.

Ah, et si jamais vous pensiez que mon habillement aurait pu être la cause de quoi que ce soit dans ce scénario, je vous rappelle qu’on était en plein hiver canadien. Je portais un grand manteau et des pantalons. Donc, meilleure chance la prochaine fois pour le victim blaming, mais j’étais habillée comme Michel Strogoff qui affronte le froid de la Sibérie. Rien de particulièrement aguichant.

* * *

Ça fait six ans que cette histoire s’est produite. Comme je l’ai déjà dit, je peux encore revoir la scène se jouer dans ma tête comme si c’était hier. Oui, j’ai consulté. Oui, on a appelé la police quand c’est arrivé. Oui, quand on m’a appelé quelque mois plus tard pour me demander si je voulais garder le dossier ouvert même s’ils n’avaient aucune nouvelle information, j’ai demandé qu’ils continuent de chercher. Non, ils ne les ont jamais trouvés. Ces trois hommes vivent probablement leur vie en ne repensant jamais à cette soirée. Moi, j’y repense tous les jours.

Je marche très rarement seule quand il fait noir. Si je le fais, je dois parler à quelqu’un au téléphone ou faire des exercices de méditation, tout ça avec un seul écouteur à l’oreille. Je sens toujours mon cœur battre fort dans ma poitrine et le stress qui monte sans cesse jusqu’à ce que j’arrive à destination. Plusieurs personnes ont ma géolocalisation en tout temps sur leur téléphone. Souvent, je marche avec le 911 déjà composé sur mon cellulaire, prête à appeler. Chaque fois, je sens que je pourrais être en danger.

Mais ces trois hommes continuent leur vie comme si de rien n’était.

La plupart des femmes que je connais ont une histoire comme la mienne. En fait, nous avons toutes des poignées d’histoires. Se faire suivre dans la rue, se faire klaxonner, se faire dire (ou parfois crier) de bêtises en marchant, se faire regarder de haut en bas comme un morceau de viande, recevoir des avances jamais demandées qu’on ne peut décliner sans se faire traiter d’ingrate. Ça peut prendre plusieurs formes, mais ça nous arrive tous les jours si jamais personne ne vous en a informé. Tous. Les. Jours.

Un article a fait le tour de l’internet, et surtout de TikTok, l’automne dernier, parce que selon une étude, la réponse la plus fréquente qui est ressortie quand on a demandé aux femmes ce qu’elles feraient si les hommes disparaissaient pendant 24 heures était « marcher seule la nuit »*. Combien d’hommes pensez-vous auraient répondu la même chose à la question inverse ? C’est triste comme réalité, non ?

J’aimerais vraiment pouvoir conclure ce texte en proposant une panoplie de solutions, en disant comment régler miraculeusement le problème, en ayant tout plein d’espoir en ce scénario utopique de pouvoir marcher seule le soir en toute sécurité, dans un avenir rapproché. J’aimerais tellement pouvoir le faire et surtout, pouvoir y croire. Par contre, ce n’est pas le cas. Je n’ai pas de solution, et je n’ai pas grand espoir non plus.

Et franchement, je suis fatiguée. Fatiguée de constamment avoir peur. Fatiguée que la programmation récurrente dans ma tête est un film de trois gars qui s’en prennent à une fille qui voulait juste rentrer chez elle après son cours, un mardi soir à 20 h.

(Si jamais vous êtes curieux, je leur ai tenu tête et je ne leur ai jamais donné mon cell. Allo, le girl power, mais la police dit de ne pas faire ça la prochaine fois…) Et fatiguée surtout de devoir expliquer à mes contreparties masculines que la vie de tous les jours est définitivement différente et moins « convéniente » pour moi en tant que femme. Et ce, même au Canada ! Oui oui ! Chez nous !

Messieurs, parlez-nous. Demandez-nous. Éduquez-vous. Pas seulement sur le consentement. Normalement, ça devrait être compris, rendu là. Non, familiarisez-vous avec l’expérience féminine de tous les jours, les dangers de ne pas être un homme, les privilèges masculins cachés qui semblent banals, mais qui, au quotidien, font une énorme différence, et avec les histoires comme la mienne qui sont beaucoup trop communes. Je vous promets que les femmes dans vos vies en ont aussi.

Écoutez, et fâchez-vous. Faites quelque chose. Rejoignez la cause. Faites de ce problème un problème d’humains, et non de femmes. Brainstormez un peu.

Parce qu’entre vous et moi, être victime, avocate et activiste en même temps, c’est vraiment fatigant. Et je suis fatiguée.

> * Lisez l’article du Daily Mail (en anglais)

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