La littérature et, de manière plus générale, les productions symboliques font l’objet d’attaques pour le moins inhabituelles depuis quelque temps : SLĀV et Kanata, de Robert Lepage, ont été fustigés pour des raisons d’appropriation culturelle ; Nègres blanc d’Amérique, de Pierre Vallières, est rayé de cursus en raison de son titre ; des œuvres qui contiennent le mot « nègre » sont honnies, tel Forestiers et voyageurs, de Joseph-Charles Taché. Je peux même d’ores et déjà annoncer que Les anciens Canadiens, de Philippe Aubert de Gaspé, ou Angéline de Montbrun, le roman de Laure Conan, sont des œuvres « à risque »…

De telles sommations nous conduisent à interpréter les assauts récents contre la littérature en termes soit de censure ou, plus positivement, de liberté d’expression et de liberté universitaire. Si juste que soient ces points de vue, j’estime qu’une autre lecture peut être faite du rapport entre la littérature et le social à partir de cette question qui possède sa propre histoire : « la littérature est-elle justiciable ? »

Justiciable : qui doit répondre de ses actes. Certes, mais quelle réponse doivent donner les lettres ? Autrement dit, à quelle(s) loi(s) la littérature est-elle soumise ?

Cette question pose celle d’une conception de la littérature ou, plus précisément, d’une frontière autour de l’œuvre que l’on ne peut traverser qu’à la condition de respecter la nature des productions symboliques, de l’ordre du fictionnel et non du factuel.

On croirait que chacun fait spontanément cette distinction ; mais celle-ci s’accompagne d’un statut qui a été conquis de haute lutte dans l’histoire littéraire, celui de son impunité.

En France, le procès contre Madame Bovary, de Flaubert, marque un tournant dans l’autonomisation du littéraire. Au Québec, cette conquête est beaucoup plus récente.

La chose est connue : pendant presque un siècle, les lettres ont été sous la gouverne cléricale, l’art et la morale marchant main dans la main. À partir de 1840, Mgr Bourget a instauré des mesures de répression et d’encadrement, suivi en cela plus modestement par Mgr Fabre, puis avec une reprise des plus vigoureuses sous la poigne de Mgr Bruchési, au tournant du XXsiècle. Mais le contexte change, la presse à grand tirage se déploie, la radio et le cinéma apparaissent. L’Église, presque d’instinct, revoit sa stratégie : elle opte pour l’encadrement, témoin des nouveaux mouvements de jeunesse catholiques de même que du balisage des lectures par des périodiques comme la revue Lectures, de Fides (1946-1966), qui assigne des cotes morales aux nouvelles parutions. Pourtant, ce contrôle clérical s’étiole au milieu du XXsiècle. Simple usure ? Non.

De la soutane à la toge

Les Crime Comics, venus des États-Unis, envahissent le Canada. Le clergé est dépassé par cette logique commerciale et par ces millions de fascicules qui traversent la frontière, ou qui sont imprimés ici (à Toronto, surtout). Impuissant, il en appelle au bras de la justice, si bien qu’en juin 1959 est votée la loi 150-A contre l’obscénité. La censure des lettres passe ainsi de la soutane à la toge.

À la suite de cette loi, deux procès coup sur coup ont lieu à Montréal, contre les distributeurs de L’amant de Lady Chatterley, de D. H. Lawrence, et Histoire d’O, d’Anne Desclos. Or – c’est à cela que je veux en venir – c’est à ce moment que se pose la question de l’impunité de l’art, pour laquelle le procès contre L’amant de Lady Chatterley est fondateur.

Muni de mandats de perquisition, le lieutenant-détective R. Trépanier, de l’escouade de la moralité montréalaise, confisque le roman en novembre 1959, chez le libraire Larry Brodie, de même que 15 exemplaires chez deux autres libraires.

Le 12 avril 1960, la défense, assurée par MShacter, choisit de faire comparaître quatre témoins qui, chacun selon sa spécialité, posent le litige dans une perspective littéraire. Ce que la défense cherche évidemment à établir, c’est que l’œuvre n’entre pas dans la catégorie de l’obscénité et qu’en outre elle possède une indéniable valeur littéraire ; en revanche, la Couronne entend démontrer l’obscénité du roman et les dommages que l’œuvre peut entraîner chez de jeunes lecteurs.

Le 10 juin 1960, le juge Fontaine rend un verdict de culpabilité, L’amant de Lady Chatterley étant déclaré « publication obscène et confisqué au nom de Sa Majesté ». Comme preuves à l’appui, le juge énumère 25 passages où se présente « l’exploitation indue des choses sexuelles » et affirme qu’il s’agit de la « caractéristique dominante » du roman.

MShacter interjette appel, en vain, le 3 octobre suivant. Reste la Cour suprême. Cinq des neuf juges renversent alors le jugement précédent et libèrent L’amant de Lady Chatterley de toute accusation. Ce sont les propos du juge Judson qu’il faut surtout retenir, dans le texte de son jugement (15 mars 1962) : « The question is whether the book as a whole is obscene not whether certain passages and certain words, part of a longer book, are obscene. » (La question est de savoir si l’œuvre est obscène et non si certains passages ou mots le sont.) L’établissement d’une dominante de l’œuvre « involves an inquiry into the purpose of the author » (nécessite l’examen de l’intention de l’auteur).

L’examen de la valeur littéraire est admissible, ce qui rend par conséquent recevables le point de vue de l’auteur et le témoignage d’autres personnes à ce sujet, en l’occurrence des témoins experts.

Bref, le juge établit nettement la frontière entre le champ juridique et le champ littéraire. L’un des témoins, Hugh MacLennan, n’hésite pas à le qualifier de « most important book trial ever held in Canada » (procès le plus important à propos d’un livre jamais tenu au Canada).

Se trouve ainsi posée une frontière qui protège les lettres, les arts contre une intrusion juridique qui ne tiendrait pas compte de sa nature d’œuvre symbolique (non factuelle) et sa valeur artistique. Enfin, puisqu’il s’agit d’une œuvre d’art, devient inadmissible le démembrement du corps de cette œuvre.

Jacques Soulillou, dans L’impunité de l’art, clarifie ainsi la question de l’impunité : « Là se produit un phénomène intéressant qui confère au concept de dépénalisation des productions symboliques son identité : la défense de l’œuvre ne s’appuiera pas sur la liberté d’expression […] mais sur cette idée que le corps de l’œuvre-roman, poème, pièce de théâtre, film de fiction, tableau […] ne saurait être mutilé, amputé de morceaux qu’on exhiberait à la foule pour en exciter la vindicte. »

On aura compris, sans doute, mon idée là-dessus. Ce qui se joue présentement, c’est le rapport de la littérature à la loi, quelle qu’elle soit : judiciaire (jusqu’à un certain point), morale, bien-pensante ou autre. Oscar Wilde, qui s’y connaît en répression, vaut d’être encore médité : « There is no such thing as a moral or an immoral book. Books are well written, or badly written. That is all. » (Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, c’est tout.)

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion