L’industrie agroalimentaire n’échappe pas à la révolution numérique et traverse actuellement une phase majeure de robotisation et de numérisation, amorcée il y a quelque 50 années par l’agriculture de précision. Cette agriculture de précision s’appuie sur une multitude de données lui provenant de tous les capteurs, GPS, lasers, installés sur les équipements agricoles autant que des drones affectés à la lecture des sols, des appareils sophistiqués de semence, d’engraissement, de récolte des céréales, des systèmes intelligents pour nourrir, traire, surveiller les animaux, etc.

Tous ces équipements sont conçus pour relayer par internet aux agriculteurs, à leurs conseillers, à leurs fournisseurs et aux fabricants, ces données cruciales pour mieux gérer leurs fermes, leurs usines de transformation, leurs réseaux de distribution. Et c’est tant mieux.

Toutes ces données existent et constituent le matériel de base pour numériser le secteur agroalimentaire. La question n’est donc pas de savoir s’il sera numérisé ou pas, mais plutôt COMMENT il le sera. Le sera-t-il UN tracteur intelligent à la fois ? UNE moissonneuse-batteuse intelligente à la fois ? UNE ferme intelligente à la fois ? UNE usine de transformation à la fois ?

Ou le sera-t-il par une politique publique réunissant en collégialité des partenaires privés et coopératifs appuyés par des chercheurs et regroupés en filières ?

Toutes les entreprises, dans toutes les industries, font face aux défis de la numérisation ; certaines entreprises disparaissent, pendant que d’autres naissent. Chacun de nous, jour après jour, clic après clic sur « J’accepte », concède l’accès à ses données personnelles aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et aux NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) de ce monde. Ces géants alimentent des recherches, créent des innovations et des applications en utilisant les trillions de données que nous leur offrons GRATUITEMENT. Nous avons tous été témoins de l’effet dévastateur de cette « fuite de données » sur le secteur des médias d’information et des communications qui luttent actuellement pour leur survie.

Le même phénomène de fuite des données, acceptée et consentie, est en train de se produire dans l’industrie agroalimentaire. Lorsque nos agriculteurs se procurent le dernier modèle de tracteur ou d’équipement de ferme, par exemple, les contrats qu’ils signent avec les fabricants, très généralement non canadiens, autorisent généralement ces derniers à procéder aux mises à jour des applications intégrées à l’équipement et à récupérer toutes les données qu’il capte lors de son utilisation. Cette fuite de données se répète dans plusieurs autres secteurs.

Ajoutons que le Cloud Act adopté en mars 2018 par les États-Unis accorde aux services de sécurité américains le droit d’accéder aux données des particuliers ou des entreprises hébergées (en infonuagerie) par un fournisseur américain même si ces informations sont stockées à l’étranger.

Si certaines données « fuient », d’autres gagneraient à être « récupérées ». Il s’avère en effet que les infrastructures numériques des filières agroalimentaires sont incomplètes, que les données de transport, de distribution, de volume, entre autres, ne sont généralement pas captées, privant ainsi ces filières de bénéfices substantiels.

Ces informations au niveau de la filière font alors défaut pour bâtir des indicateurs de performance, de robustesse et d’efficience des chaînes d’approvisionnement. Sans compter les données de traçabilité qui permettraient d’assurer la qualité des produits et de mesurer l’empreinte écologique de ces filières.

Notre retard relatif dans la numérisation du secteur peut devenir un avantage. Pour le Canada comme pour le Québec, il est encore temps d’adopter une stratégie de transition numérique en ayant en tête cet objectif de souveraineté numérique. En misant sur la collaboration entre partenaires et en adoptant des plateformes numériques communes, il est possible de réconcilier la protection des données industrielles privées et le partage sécuritaire et autorisé de données par les membres d’un écosystème. La technologie des chaînes de blocs, entre autres, vise justement cela.

Producteurs de données

Garantir notre souveraineté numérique agroalimentaire exige cependant, deux changements majeurs : d’abord, doter toutes les régions d’un accès internet à haute vitesse de qualité, et une fois levés les obstacles liés à la saisie et aux droits de propriété des données, implanter des outils et des systèmes analytiques compatibles avec les autres plateformes numériques de la ferme, de l’usine de transformation, de la chaîne d’approvisionnement et de distribution.

Clairement, l’ensemble des acteurs du monde agroalimentaire ne sont plus seulement des producteurs de denrées alimentaires, mais aussi des producteurs de données. Il est dramatique d’imaginer l’avantage commercial et politique que cette fuite de données procure à nos compétiteurs extérieurs actuellement. À ce rythme, ils connaîtront mieux nos forces et nos faiblesses en agroalimentaire que nous-mêmes et il nous sera de plus en plus difficile de les battre sur nos marchés intérieurs et extérieurs. Sans compter que nous leur fournissons gratuitement les armes pour nous attaquer devant les tribunaux qui gèrent les ententes commerciales internationales que nous avons conclues.

Ne pas relever le défi de la numérisation serait se condamner à reproduire dans l’industrie agroalimentaire la fuite des données qui a mis à genoux le secteur des médias. Numériser le secteur agroalimentaire est un défi comparable à construire une nouvelle Baie James. Cela prend du temps, de la détermination et des ressources, mais dans un monde numérique, nos sociétés et nos collectivités ont besoin d’infrastructures numériques, autant qu’il y a 60 ans d’électricité.

Lisez l’étude du Cirano

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