À l’invitation de la communauté scientifique, l’écrivain islandais Andri Snaer Magnason explore la crise environnementale en puisant dans la mythologie, la poésie, l’histoire mondiale et même son histoire personnelle.

Mon voyage dans la région de Kringilsárrani est devenu un livre qui m’a conduit dans plusieurs pays du monde, notamment en Allemagne. J’ai fait une conférence à Munich, puis j’ai été invité à débattre avec le directeur de l’Institut de recherche climatique, à Potsdam. Il a expliqué que ses prévisions les plus pessimistes depuis dix ans s’étaient réalisées, et même au-delà. Il n’avait jamais eu l’intention d’être le prophète de l’apocalypse. Il préférait la poésie, mais s’il était devenu climatologue, c’était parce qu’il était bon en maths. Pendant sa conférence, il avait fait référence à la mythologie grecque. Il avait évoqué la malédiction qui frappait Cassandre, condamnée à prédire l’avenir sans que personne ne l’écoute. Tel était son destin. Connaître l’avenir et le voir s’accomplir.

Il a essayé de me convaincre que, comme j’écrivais déjà sur les paysages, les cascades et les vallées cachées dans les montagnes de mon pays, j’avais toutes les raisons d’écrire aussi sur des problèmes actuels beaucoup plus graves. J’ai répondu que la complexité des questions climatiques était une affaire de spécialistes et qu’il valait mieux se fier à eux.

« Pourtant vous n’avez pas eu peur de les critiquer, ces spécialistes, à propos de la construction de barrages et d’usines dans votre pays.

— Oui, vous avez raison, mais j’ai pu juger par moi-même de la pertinence de ces travaux en me rendant sur place, en parcourant la région. J’ai vu la zone où se trouverait le lac. J’ai pu évaluer nos besoins en énergie, j’en ai conclu qu’on n’avait pas besoin de cette centrale, c’est ce qui m’a permis de critiquer les calculs des ingénieurs.

— Si je comprends bien, vous vous jugez incapable de vous exprimer sur les changements que subissent les écosystèmes, des changements sans précédent depuis l’arrivée de l’homme sur Terre ? Vous abandonnez cette responsabilité aux rares scientifiques qui travaillent sur ces questions ?

— Est-ce que ce n’est pas leur rôle de faire connaître le résultat de leurs recherches ?

— Non, parce que ce ne sont pas des spécialistes en communication. Si personne ne les relaie, ils parleront dans le vide. Si vous, écrivain, vous ne voyez pas l’intérêt d’écrire sur ces sujets-là, c’est que vous n’écoutez pas les scientifiques et que vous ne percevez pas la gravité de la situation. Quand on en est conscient, cela devient la priorité absolue. Je dirige une grosse équipe de chercheurs. Nous diffusons des courbes et des graphiques, comme nous savons le faire. Les gens les regardent, ils hochent la tête, ils ont l’air d’avoir compris, mais en réalité, le message n’est pas passé. J’interviens dans des commissions parlementaires, j’arrive avec mes dossiers et j’explique que des millions de personnes perdront leur logement s’ils ne réagissent pas. Savez-vous ce que ces politiques me rétorquent à chaque fois ? : « Si nous faisons ce que vous dites, des centaines de milliers de personnes perdront leur emploi dès demain. » Comme si j’étais responsable de ce que je leur annonce ! Si les parlementaires entendaient vraiment ce que je dis, ils retrousseraient leurs manches et se mettraient au travail pour trouver des solutions. On s’est mis en quatre pour gagner la guerre et conquérir la Lune. Pendant le plan Manhattan, on a envoyé des milliers d’hommes travailler jour et nuit en plein désert, au Nouveau-Mexique, et on les a privés de vacances jusqu’à ce que l’objectif soit atteint : la fabrication de la première bombe atomique ! Alors, pourquoi ne faisons-nous pas la même chose pour la planète ? N’est-ce pas une bonne cause ? Si les politiciens prenaient vraiment conscience de l’extrême gravité de la situation, ils lanceraient un plan de ce genre. Combien d’hommes faudrait-il pour travailler sur le climat ? Des millions ne seraient pas de trop quand c’est l’avenir de la Terre qui est en jeu ! »

J’acquiesçais de la tête, mais je ne devais pas avoir l’air suffisamment sérieux. J’ai tendance à sourire quand quelque chose de grave se produit.

« Je ne plaisante pas, a-t-il insisté. Les gens sont fâchés avec les chiffres et les graphiques, mais ils comprennent les histoires. Vous savez raconter des histoires. C’est à vous de le faire. »

J’étais perplexe.

« Mais ils n’ont pas envie non plus qu’on leur annonce la fin du monde, ils n’aiment pas les discours défaitistes.

— C’est un vrai problème, m’a-t-il répondu. Mais imaginez ce qui se passerait si un médecin ne voulait pas annoncer à son patient qu’il développe un cancer. Qu’il doit arrêter immédiatement de fumer et changer ses habitudes. Que s’il veut s’en sortir, il doit sacrifier un ou deux ans de sa vie pour subir une opération, une chimiothérapie et une rééducation. Imaginez les conséquences si ce médecin refusait de parler franchement à son patient de peur de l’effrayer, et se contentait de lui recommander de fumer du tabac bio et de boire du thé à la menthe.

— Oui, je comprends.

— Et pourtant, c’est bien ce qui se passe. Nous sommes confrontés à un problème dont la gravité ne cesse de s’amplifier. Le patient ne change rien à son style de vie, il cherche juste à se persuader que ça s’arrangera s’il renifle des huiles essentielles. La question est vitale, mais les gens ne le perçoivent pas comme ça. La plupart des solutions dont nous discutons ne sont que des placebos. Ou des remèdes à dose homéopathique : l’interdiction des pailles, le tri du plastique. Ce ne sont que des détails. Il faut prendre des mesures beaucoup plus radicales. »

En l’écoutant, je me rendais compte à quel point il était obsédé par son sujet. S’inquiéter à cause d’un barrage dans les hauts plateaux d’Islande, c’était une chose, mais avoir peur à l’échelle de la planète, était-ce bien raisonnable ? Si je m’intéressais de plus près à ces questions, est-ce que je ne risquais pas d’ouvrir la boîte de Pandore ? D’y sacrifier mon confort en me jetant à corps perdu dans un trou sans fond ? Des conférences se sont tenues à Copenhague, Paris, Rio et Kyoto. Des milliers de scientifiques ont produit des rapports et des données. Que pouvais-je faire de plus ? Les hommes politiques n’avaient-ils pas déjà écouté et réagi ?

Quelque temps plus tard, j’ai participé à un colloque sur les changements climatiques à l’université d’Islande. Les scientifiques se sont exprimés à tour de rôle. Un spécialiste en biologie marine a parlé de l’acidification des océans et de la disparition des oiseaux de mer. Un glaciologue a fait le point sur la fonte des glaciers. Un spécialiste en environnement a fait un exposé sur la baisse de la fertilité des terres arables, la diminution du niveau des nappes phréatiques et les risques latents de manque d’eau. On nous a lancé à la tête des statistiques sur des millions d’hommes, des millions d’animaux, les millions d’années que prenaient ces changements à l’échelle de l’univers avant l’arrivée de l’homme. Je regardais autour de moi, personne ne s’effondrait, l’auditoire réagissait à peine. Pas plus que si les orateurs ne s’étaient interrogés sur l’effet de l’augmentation des taux d’intérêt prévisionnels dans la loi de financement budgétaire. N’aurions-nous pas dû avoir les larmes aux yeux ? N’aurions-nous pas dû nous répartir dans des commissions d’urgence et travailler jusqu’à la nuit pour faire face ? Non, le colloque s’est terminé à l’heure prévue, chacun a rangé ses affaires, bavardé de choses et d’autres avant de monter en voiture et de rentrer chez soi comme si de rien n’était.

Nous sommes sans doute incapables d’appréhender le monde individuellement. Loin de l’émoi collectif auquel je m’attendais, je n’ai constaté que de l’apathie autour de moi. Les spécialistes eux-mêmes semblent dépassés. Le biologiste marin avait beau avoir plongé dans tous les océans pour mesurer les récifs coralliens, il paraissait incapable de vivre et d’imaginer jusqu’au bout la lente mort de ces coraux qu’il aimait tant. Peut-être ne comprendra-t-il la portée de ses recherches que lorsque d’autres que lui auront compris son discours.

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Du temps et de l’eau

Du temps et de l’eau
Requiem pour un glacier

Andri Snaer Magnason
Éditions XYZ (octobre 2020)
368 pages

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