Je trouve vraiment hypocrite de voir les entreprises du numérique supprimer les comptes de Donald Trump à la fin de son mandat. Mais, entendons-nous bien, je ne me prononce pas ici sur la pertinence de cette mesure en ces temps de tensions, je trouve simplement la décision hypocrite. Pourquoi ?

Depuis longtemps, Twitter est incontestablement le jouet de prédilection de Trump. Le président des États-Unis y a passé des années à faire du matraquage haineux et mensonger. Comme Donald y détenait un compte regroupant près de 90 millions d’abonnés qui générait un trafic très lucratif pour Twitter, sauf dans de très rares cas d’exception, la plateforme a fermé les yeux sur ses dérives. Il faut donc être naïf pour croire qu’il n’y a que les bons sentiments qui ont guidé cette décision de supprimer son compte à la toute fin de son règne. Si Twitter a pris cette initiative douteuse, après l’insurrection du Capitole, c’est bien plus pour soigner son image, maintenant que Trump n’a plus le temps de dégainer et de faire saigner économiquement une entreprise hostile à ses méthodes. Cela dit, Donald fait partie de mon sujet, mais n’est pas au centre de ma chronique qui porte surtout sur l’érosion de la démocratie par les médias sociaux.

Avant d’aller plus loin, je dois vous confesser que je ne suis ni un détracteur ni un fanatique des médias sociaux. Je trouve qu’il y a du bon dans ces réseaux, mais il y a aussi malheureusement beaucoup de putréfaction.

J’entretiens une page Facebook publique et c’est tout. Mais les Twitter, Instagram et Snapchat ne font pas partie de ma vie. Cette précision faite, je dois ajouter que depuis quelques années, je me pose la question dont j’ai fait le titre de cette chronique. En l’absence de réglementation, est-ce que les démocraties libérales occidentales vont survivre aux réseaux sociaux ? Même si longtemps après l’implosion du bloc soviétique, la seule évocation du socialisme crispe beaucoup d’esprits américains, le plus grand danger qui guette la démocratie se cache probablement dans la gigantesque industrie du numérique. Je ne parle pas seulement ici de l’instrumentalisation de leurs plateformes par les régimes autocratiques pour semer le désordre social dans les démocraties libérales. Je ne parle pas non plus du gigantisme des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), qui les amène à imposer leurs lois aux législateurs et dont le bras de fer en cours entre Google et le gouvernement australien est un édifiant exemple. Je pense surtout à cette absence de réglementation qui fait des médias sociaux des volcans bouillonnant de rage, des espaces de tous les extrêmes, radicalisations et convergences d’idées subversives et antidémocratiques.

PHOTO CAROLYN KASTER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

De faux Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, portant un t-shirt « Fix Fakebook » (Réparez Fakebook) ont été placés devant le Capitole par un groupe de défense des droits, en 2018.

Il est temps de trouver une façon de tenir ces entreprises garantes de ce qui se passe sur leurs propriétés. Tout le monde montre du doigt les insurgés du Capitole et leurs commanditaires politiques, mais on n’entend pas beaucoup parler de la responsabilité des géants du numérique dans cette mutinerie. Pourtant, des centaines d’émeutiers ont laissé des messages, animé des forums et même invité d’autres à apporter des armes pour lancer cet assaut contre le temple de la démocratie américaine. Si les gens se réunissaient librement dans mon bungalow pour planifier et mener une offensive terroriste sur l’Assemblée nationale du Québec, la police m’identifierait rapidement comme responsable et collaborateur. Alors, pourquoi ces plateformes devenues de hauts lieux de promotion de toutes les haines du monde ne sont-elles pas redevables envers la loi pour les dérives de leurs clients et locataires ? La réponse se trouve peut-être dans une certaine absence de balises claires de la part des gouvernements soumis aux fortes pressions de lobbying des géants du numérique. Un laisser-aller largement exploité par tous les mouvements et personnes ennemis de la démocratie, mais aussi par les victimes du capitalisme sauvage qui cherchent à faire résonner leurs cris de détresse.

Il n’y a pas très longtemps, le communisme était la force hostile redoutée des démocraties occidentales qui carburent aux droits individuels. Mais aujourd’hui, la plus grande menace vient probablement des dérives de ces mêmes droits individuels facilitées par les réseaux sociaux. Toutes les idées se valent désormais dans ces espaces numériques abritant des sanctuaires d’adorateurs du nombril.

Si dans les régimes totalitaires, les gouvernements ont l’habitude de fabriquer leur vérité et de l’imposer aux citoyens, aujourd’hui, on dirait que dans les démocraties libérales, chaque individu ou groupe militant a sa vérité et n’hésite pas utiliser la violence, l’intimidation, la culpabilisation ou la victimisation pour en faire une loi.

Telle est aussi cette part sombre des droits individuels qui fait l’inefficacité de beaucoup d’États de droit face à la pandémie. Le virus nous a révélé que lorsqu’il est combiné à la désinformation qui gangrène les médias sociaux, le culte des droits individuels peut mener à une lamentable inefficacité collective.

Vivre dans une démocratie est un grand privilège, mais quand chaque citoyen s’attribue le droit de faire ses propres lois, le chaos n’est pas loin derrière. C’est de cette façon que beaucoup de pays deviennent petit à petit des tours de Babel où les fragmentations politiques, idéologiques, raciales, ethniques, religieuses et complotistes s’opposent et s’expriment avec violence dans les réseaux sociaux. Une combinaison de monologues qui n’accouchera jamais d’une véritable conversation et encore moins de ce sentiment d’appartenance commune qui fait la solidité d’une nation. L’heure est grave, mais personne ne semble pressé d’ouvrir la porte à une recherche d’équilibre entre droits individuels, liberté d’expression et devoir de citoyens.

Pourtant, entre la méthode de contrôle étatique absolue des médias sociaux du régime de Pékin et le Far West qui sévit ici, il faudra trouver ce juste milieu. Sinon, la présidentielle de Trump nous a démontré magistralement qu’en instrumentalisant une telle cacophonie, la démocratie et le totalitarisme pouvaient mener à une même place en passant par des chemins différents. Si, dans le totalitarisme, le système d’endoctrinement étatique transforme les mensonges en vérité, le trumpisme a préféré simplement arriver au même résultat en balayant la frontière entre le mensonge et la vérité avant de laisser les réseaux sociaux faire le reste de la propagande. Donald a compris que le relativisme factuel très populaire dans les médias sociaux pouvait mener rapidement à un empiétement entre la démocratie et ce totalitarisme qui le fait saliver. L’Amérique a échappé de justesse à son plan, mais pas à son idéologie bien enracinée dans les zones de rencontre de l’internet.

Pourquoi est-il si difficile de réglementer les réseaux sociaux ? Je rejette cet argument voulant que cette surveillance soit une entreprise impossible. Les plateformes numériques sont capables instantanément de reconnaître nos besoins sur la Toile. Il suffit de cliquer sur une paire de souliers pour qu’ils nous repèrent et nous inondent de publicité. Mais des gens peuvent, pendant des semaines, planifier des attentats ou une insurrection sans qu’elles puissent intervenir et les empêcher de diffuser leur haine dans les médias sociaux. Il y a peut-être une autre raison explicative à ce laxisme. La haine, le complot et la xénophobie ont beau être condamnables, ils génèrent beaucoup de trafic et de clics et par conséquent sont lucratifs pour ces entreprises. Si j’avais intitulé mon texte « Twitter ou trou du cul », je vous parie qu’il susciterait au moins deux fois plus d’intérêt dans les médias sociaux.

La réglementation de cette haine et cette violence qui se dit et se planifie sur les réseaux sociaux est indispensable. Sinon, pour paraphraser l’autre, l’intelligence artificielle risque de mener la démocratie à sa perte en exacerbant toujours plus la stupidité naturelle du genre humain.

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