En association avec le professeur de sociologie à l’Université Concordia Jean-Philippe Warren, La Presse propose le dossier : Toujours trop et jamais assez : comment nous sommes entrés dans une ère de l’excès.

Le célèbre économiste américain John Kenneth Galbraith s’est un jour exclamé : « La richesse n’est pas sans avoir ses avantages et la preuve du contraire, bien qu’elle ait été souvent présentée, n’a jamais été bien convaincante. »

La richesse ne sert pas seulement à satisfaire nos besoins, réels ou perçus, mais aussi, passé un certain niveau, à marquer décisivement la position que nous occupons dans la société. La quête d’un statut socioéconomique toujours meilleur est un jeu de saute-mouton auquel la plupart des gens se prêtent volontiers, avec le mode de vie des riches comme appât ultime.

Rien de plus naturel, donc, pour les États que de concevoir la croissance économique nationale comme un objectif fondamental à poursuivre. Quiconque veut refroidir l’appui populaire au « vouloir toujours plus » a une grosse côte à remonter. Ça lui prend de sacrés bons arguments.

Mais on a beau en vouloir plus, il n’a pas toujours été possible d’en obtenir plus. La croissance est un phénomène récent dans l’histoire. Jusque vers 1750, le niveau de vie des humains stagnait au ras de la subsistance minimale et se reproduisait à peu près identique à lui-même d’un siècle au suivant.

C’est seulement depuis 275 ans que l’explosion s’est produite, d’abord en Europe et en Amérique du Nord, et depuis 60 ans en Asie. Néanmoins, d’énormes disparités de bien-être matériel subsistent entre les pays et à l’intérieur des pays. Plus de 700 millions d’humains vivent encore dans la pauvreté extrême, avec moins de 1,90 $ par jour. Peut-on leur reprocher d’en vouloir plus ?

Trois sources de la croissance

D’où la croissance des derniers siècles vient-elle ? Dans sa Brève histoire de l’économie mondiale (Boréal 2014), le grand historien Robert Allen identifie trois sources : 1) la mondialisation des échanges, qui a résulté de l’effondrement du coût des transports et des communications ; 2) l’invasion des technologies nouvelles portées par les révolutions industrielles successives, dont la dernière est arrivée dans la seconde moitié du XXe siècle avec l’ordinateur et l’internet ; 3) l’appui des États, qui ont ordonné l’instruction publique, favorisé le développement industriel et financier, construit des infrastructures et libéralisé les échanges commerciaux. Tout cela, bien sûr, à des vitesses différentes d’un pays et d’un continent à l’autre.

Est-ce que la croissance économique mondiale va se poursuivre d’elle-même dans l’avenir ? Pas sûr. Elle a déjà considérablement ralenti depuis 40 ans.

Au Canada, par exemple, le niveau de vie a progressé de 26 % par décennie de 1929 à 1979 ; mais de 13 % par décennie, soit deux fois moins vite, depuis 1979. Pour l’avenir, rien n’est encore certain. Je suis convaincu quant à moi – mais c’est une opinion personnelle – que les innovations du temps de nos arrière-grands-parents, comme l’électricité, l’eau courante, le téléphone au mur, les électroménagers, la pénicilline et la pilule contraceptive, ont ajouté beaucoup plus au bien-être de l’humanité que les inventions contemporaines issues de l’ordinateur et de l’internet, comme le téléphone dit intelligent et les médias sociaux.

La carboneutralité, vite !

Mais compte tenu qu’on sait maintenant que les gaz à effet de serre (GES) produits par la croissance économique menacent l’intégrité physique de la planète, voire la survie de populations entières, comment faut-il intervenir pour éviter la catastrophe ? La réponse est claire : induire au plus tôt la carboneutralité.

Adopter des mesures qui amèneront le système économique à réduire sa production de GES nettement au-dessous du niveau critique que la Terre peut absorber annuellement. Est-ce possible ? Oui.

Mais il faut à cette fin guider le système résolument au moyen de trois sortes d’interventions : des taxes directes ou indirectes sur les énergies fossiles, des réglementations sévères contre les autres procédés sales, et un effort public et privé massif de développement de nouvelles technologies vertes.

La démonstration qu’un tel programme est techniquement capable de réaliser la carboneutralité et qu’il est urgent de le mettre en place a été faite. Mais pour se concrétiser, les mesures gouvernementales nécessaires doivent bénéficier d’un appui politique ferme des collectivités qui soit coordonné au niveau international.

Ce n’est pas acquis, parce que l’action collective requise peut entrer en conflit avec la liberté individuelle ou un nationalisme étroit, et que les avantages de la carboneutralité apparaissent souvent lointains et flous, tandis que les coûts de l’implanter sont immédiats. L’obstacle à surmonter concerne bien plus la réaction du système politique que celle du système économique.

Si nous réussissons par bonheur à relever le défi, rien ne s’opposera à la poursuite de la croissance économique. Nous pourrons continuer à en vouloir plus. La réflexion devra alors porter sur les meilleurs moyens de contenir les ambitions des plus riches, qui en ont déjà pas mal, afin de favoriser les moins nantis, qui n’en ont pas encore assez et ont vraiment raison d’en vouloir plus.

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