À la suite du déplacement d’une enseignante arborant un hijab, Justin Trudeau a réprouvé la Loi sur la laïcité de l’État (loi 21). Il n’accepte pas que « dans une société libre et ouverte quelqu’un devrait perdre sa job à cause de sa religion ».

Le législateur s’est prévalu d’une disposition dérogatoire pour suspendre la plupart des droits et libertés fondamentaux. Était-ce nécessaire d’agir ainsi ?

Pourquoi avoir entre autres écarté la présomption d’innocence, le secret professionnel, l’assistance par avocat, le respect de la propriété privée, le droit à l’interprète, l’habeas corpus ? Le juge M. A. Blanchard a décelé un comportement abusif.

Prié par le magistrat d’expliquer le charcutage des chartes, le représentant du gouvernement a prétendu « qu’il fallait se prémunir contre l’inventivité » des contestataires de la loi 21. Médusé, le juge a mal vécu cette mince et troublante explication. Stupéfait, il a perçu une « certaine banalisation et indifférence quant à la portée réelle de l’exercice de dérogation ».

Sur l’épineuse question de l’acceptabilité judiciaire d’une simple évocation formelle d’une mesure dérogatoire – par opposition à une réelle explication –, le juge Blanchard a manqué de souffle. En réservant cette décision dans l’urne électorale, il a fui la question fondamentale du litige.

Patrimoine multiculturel

La variante canadienne du multiculturalisme reconnaît la spécificité des minorités en tant que groupes dotés de caractéristiques ethniques, linguistiques, culturelles et religieuses.

Toute interprétation de la Charte canadienne (art. 27) doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. Quant à la Charte québécoise, elle protège le droit des minorités ethniques de maintenir et de faire progresser leur vie culturelle.

En matière religieuse et culturelle, les chartes servent d’ancrage aux revendications individuelles. Les tribunaux ont vocation d’apprécier les faits, d’interpréter les mesures de protection et d’arbitrer les conflits. Rien n’échappe à l’œil judiciaire : valeurs fondamentales, religion, morale, culture dérogations, discrimination et tutti quanti.

À la suite du jugement gorgé de références historiques, le juge Blanchard a validé l’essentiel de la loi 21. Il a toutefois reconnu que l’interdiction d’afficher des signes religieux bafouait les droits de la minorité linguistique anglophone. Déçues, toutes les parties ont pris rendez-vous à la Cour d’appel.

Halte judiciaire

Selon une pratique récurrente, la juge en chef de la Cour d’appel, Manon Savard, peut élargir une formation de trois à cinq (exceptionnellement sept) magistrats. La composition d’un banc élargi doit idéalement refléter la société québécoise.

Généralement, les parties au dossier s’emploient à renforcer leur exposé initial. Elles cherchent surtout à écorcher les inférences, interprétations et conclusions du premier juge. La Cour d’appel va considérer la preuve administrée. Les juges ont l’avantage d’avoir scruté les mémoires des plaideurs. Au besoin, ils peuvent bénéficier d’analyses de juristes/recherchistes. Chose certaine, les plaideurs subissent l’épreuve du prétoire.

Les procureurs généraux provinciaux n’ont pas intérêt à s’immiscer dans un débat politique québécois. Le gouvernement fédéral, par son premier ministre, a déjà laissé entrevoir son inconfort. L’affaire est devenue virale.

Sans surprise, hors Québec, des élus municipaux soufflent la braise du dénigrement francophone. Placide, François Legault affiche fièrement sa fibre nationaliste. En vrai, il est perçu comme un leader hybride, c’est-à-dire un politicien autonomiste… et souverainiste dans l’âme.

Haute cour

La mutation du dossier vers la Cour suprême justifie pleinement l’intervention fédérale. Le procureur général canadien a mission de défendre les lois fédérales et l’intégrité de la Constitution. Nul besoin pour le gouvernement fédéral de financer les parties privées.

Selon la Cour suprême⁠1, notre corpus juridique comprend des garanties autres que celles qui sont écrites dans la Constitution. Au Québec, sous le régime Duplessis, faute d’une protection consignée des droits de la personne, le juge Rand⁠2 a rappelé que, depuis 1760, la liberté de religion fut reconnue comme un principe fondamental dans notre régime juridique : « la possibilité d’affirmer sans contrainte sa croyance religieuse […] demeure, du point de vue constitutionnel, de la plus grande importance pour tout le Dominion ».

Son collègue Taschereau⁠3 fit l’observation suivante : « la conscience de chacun est une affaire personnelle, et l’affaire de nul autre. Il serait désolant de penser qu’une majorité puisse imposer ses vues religieuses à une minorité ».

En 1982, l’enchâssement d’une charte dans la Constitution avait pour effet d’encapsuler par écrit nos droits et libertés. Cet apport juridique n’a pas gommé les nombreuses opinions des juges de la Cour suprême. La Charte canadienne (art. 26) « ne constitue pas une négation des autres droits et libertés qui existent au Canada ».

Question fondamentale

La Cour suprême devra déterminer la légitimité des dispositions dérogatoires. Une référence de pure forme à cette mesure extraordinaire suffit-elle ? Vu le bâillon parlementaire, le gouvernement devait-il établir la nécessité de mesures dérogatoires ?

Avec respect pour le juge Blanchard, ces importantes questions ne sauraient être résolues dans l’urne.

1. R. c. Oickle, 2000 CSC 38
2. Affaire Saumur en 1953
⁠3. Affaire Chaput en 1954

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