(Turin et Londres) La dernière controverse sur le hijab en Europe, le foulard porté par les femmes musulmanes, a éclaté fin octobre. Fait paradoxal, le déclencheur a été une campagne anti-discrimination lancée par le Conseil de l’Europe.

Le Conseil a publié une courte vidéo sur ses réseaux sociaux comprenant une série d’images divisées en deux. Un côté présente une femme portant un hijab, l’autre la montre nu-tête. À la fin de la vidéo, le texte « la beauté est dans la diversité comme la liberté est sous le hijab » apparaît, suivi des hashtags #celebratediversity et #JOYinhijab.

La vidéo a provoqué un tollé en France, où le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a été cité par le Financial Times en déclarant : « Il ne faut pas confondre la liberté religieuse et la promotion de facto d’un symbole religieux. » M. Attal a qualifié le port du hijab de position « identitaire » « contraire à la liberté de conscience soutenue par la France ». La secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement, Sarah El Haïri, s’est exprimée avec force contre la vidéo et s’est attribué la décision du Conseil de la retirer de la circulation. Des politiciens de droite comme Marine le Pen et Michel Barnier et d’éminents experts de la télévision ont ajouté leur voix aux critiques de la campagne.

La France n’est pas le seul pays européen à vouloir restreindre le port du hijab.

L’afflux d’immigrants musulmans en Europe et la menace de groupes islamistes violents ont fait des minorités musulmanes une cible d’hostilité et de discrimination, et le hijab est devenu un symbole visuel de ces tensions.

Sur les 27 États membres de l’Union européenne et le Royaume-Uni, 9 ont des restrictions juridiques sur le voile ; il y a des propositions législatives pour limiter la pratique dans 5 autres. Dans les pays sans restrictions nationales, certaines régions ont décidé de manière autonome d’interdire les modes de couverture du visage. Il n’y a que six pays de l’Union européenne – la Croatie, Chypre, la Grèce, la Pologne, le Portugal et la Roumanie – où il n’y a pas eu, jusqu’à présent, de débat public sur les restrictions contre le voile.

Les partisans des mesures restrictives représentent un éventail varié de points de vue. De nombreux politiciens libéraux, fidèles à l’État laïque, considèrent la religion comme une affaire privée à garder à l’abri des regards. Certains féministes considèrent le foulard comme un symbole de l’oppression patriarcale ou religieuse envers les femmes. Mais les partisans les plus véhéments des interdictions ont été les politiciens populistes de droite, qui trouvent opportun de cacher leur xénophobie derrière des arguments qui ont un attrait idéologique plus large.

Dans tout ce battage, on ne tient guère compte des perspectives des femmes musulmanes. Les sociologues prédisent depuis longtemps que la modernisation va entraîner un déclin de la religiosité et donc de l’utilisation de symboles religieux comme le hijab. Cette prédiction s’est confirmée dans les sociétés chrétiennes et musulmanes : à mesure que la modernisation augmente, la fréquence du port du voile diminue de façon générale.

Mais il y a une nuance cruciale dans l’interaction entre les niveaux antérieurs de religiosité et la modernisation.

Par exemple, parmi les femmes musulmanes très religieuses, la probabilité de porter le hijab augmente avec la participation des femmes à la vie sociale moderne, en particulier si elles sont jeunes, éduquées et célibataires.

Cela semble vrai non seulement dans les pays majoritairement musulmans, mais également dans les pays où les musulmans sont minoritaires, comme en Belgique. Plus les femmes musulmanes s’identifient comme membres profondément religieux des Belges autochtones, plus elles ont de chances de porter le hijab. Cette tendance peut également être observée dans les pays où la religiosité reste forte. Par exemple, en Indonésie, le nombre de femmes qui portent le hijab a montré une tendance à augmenter conjointement avec la prospérité.

Des études montrent que la plupart des femmes ne portent pas le hijab en raison de la pression de leur famille ou de leur communauté. En fait, la pratique est plus répandue parmi les femmes très religieuses qui, en raison de leur situation d’emploi, de leur éducation, de leurs revenus et de leur participation politique, doivent être relativement mieux préparées à résister à la pression familiale.

Le voile semble être non seulement une expression de la religiosité, mais également une décision stratégique. Les femmes religieuses semblent porter le hijab pour concilier leur vie à l’extérieur du foyer avec les normes sociales de leur communauté. L’adoption du hijab rassure leurs communautés, en montrant que leur implication dans des vies laïques « plus risquées » loin de chez elles ne doit pas être interprétée comme une occasion de s’engager dans un comportement contraire à leurs normes religieuses. Le hijab signale alors la piété résiliente des femmes vraiment religieuses contre les périls que la modernisation pourrait causer à leur réputation.

Cette compréhension du port du voile a des implications pour la politique culturelle.

En Europe, le hijab pourrait être un signe non pas de ségrégation, mais d’intégration des musulmans dans la société.

Alors que les musulmanes très religieuses se font plus d’amis non musulmans et se déplacent dans des quartiers où elles sont minoritaires, elles peuvent choisir de porter le hijab comme un moyen de préserver leur réputation pieuse face à la modernité. L’interdiction de certaines formes de voile priverait ces femmes d’un choix qui leur autoriserait davantage de liberté, pas moins.

Si le port du hijab était interdit, une femme qui veut signaler sa piété et sa décision de se conformer aux normes de sa propre communauté serait forcée de chercher des alternatives qui pourraient être si lourdes qu’elle déciderait de rester chez elle. Il ne s’agit sans doute pas du résultat souhaité par de nombreux partisans de l’interdiction.

Tout ce qui se trouve derrière le voile n’est pas à craindre. Le slogan du Conseil de l’Europe n’est peut-être pas si loin de la vérité, même si cela peut nous paraître surprenant. Il y a certainement plus de « liberté sous le hijab » qu’il n’y en aurait dans son interdiction.

* Diego Gambetta est membre émérite du Nuffield College de l’Université d’Oxford, co-auteur du livre Engineers of Djihad : The Curious Connection Between Extremism and Education (Princeton University Press, 2016)

Copyright : Project Syndicate, 2021

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