On le répète et je l’ai constaté pendant des années lorsque j’enseignais au cégep : beaucoup trop d’élèves – et de citoyens en général – ont de la difficulté à écrire, à lire et à comprendre un texte qui va au-delà d’un mode d’emploi pour assembler un meuble IKEA. On dit d’eux qu’ils sont des analphabètes fonctionnels.

Lorsque des enseignants font ce constat, on les accuse d’être dogmatiques et contre toute réforme, comme si ce grave problème de littératie pouvait être réglé en faisant disparaître l’accent circonflexe sur certains mots, en permettant aux élèves d’écrire « ognon » au lieu d’oignon ou en simplifiant l’accord du participe passé !

Non, le problème est beaucoup plus sérieux. Le fait, par exemple, de confondre « ses », « ces » et « c’est » ; « on » et « ont » ou « a » et « à » dans un texte, loin d’être une simple faute d’inattention, représente autant d’obstacles qui nuisent à la compréhension d’un texte.

Ne pas avoir de vocabulaire, ne pas connaître les règles de base de la grammaire, ne pas savoir comment construire des phrases cohérentes empêchent la pensée non pas de s’exprimer, mais plus fondamentalement de prendre forme dans l’esprit de la personne.

Ainsi, contrairement à ce que plusieurs croient, la langue n’est pas un simple outil pour communiquer une pensée qui préexisterait dans toute sa pureté quelque part dans les limbes de l’esprit, mais bien plutôt la matière première dans laquelle cette pensée peut être sculptée pour exister.

La culture donne des ailes

Ce qui est dit ici à propos du langage doit être étendu à l’ensemble de l’univers symbolique qu’on appelle la culture. Apprendre à lire des mots et ensuite des phrases simples est essentiel pour survivre en société en 2021. Mais pour vivre et s’épanouir pleinement, l’être humain doit aussi compter sur une culture générale qui lui permettra de décortiquer, d’approfondir et de comprendre tous ces textes qui lui parlent d’autre chose que de son train-train quotidien.

En somme, c’est grâce à cette grille spatio-temporelle qu’on appelle la culture, c’est-à-dire à l’ensemble des connaissances et des repères assimilés pendant son parcours, que l’être humain réussit à lire entre les lignes, à saisir au-delà du texte qu’il a sous les yeux le contexte auquel l’auteur fait implicitement référence.

Dans l’introduction de sa Critique de la raison pure, le philosophe Emmanuel Kant fait allusion à une colombe qui, sentant la résistance de l’air sur ses ailes, s’imagine qu’elle pourrait voler beaucoup plus rapidement dans le vide, ignorante du fait que c’est justement grâce à cette substance invisible mais essentielle qu’est l’air qu’elle parvient à se déplacer si gracieusement dans le ciel.

Certains réformateurs en éducation, conseillers pédagogiques ou technopédagogues se comportent un peu comme cette colombe lorsqu’ils perçoivent la culture générale et les connaissances comme des bagages encombrants et poussiéreux qu’il est préférable d’entreposer quelque part dans un nuage numérique afin de pouvoir y avoir accès seulement lorsque c’est « utile ». Ils ne comprennent pas que, loin d’être une matière morte qui encombre le cerveau, la culture générale est une substance vivante qui, lorsque bien digérée, permet à l’être humain de saisir l’essence d’un texte et, surtout, de construire son identité, de tisser du sens et de comprendre le monde complexe dans lequel il est plongé ; tous des thèmes que j’aborde plus longuement dans mon essai L’école amnésique.

Oui, la culture donne des ailes et joue ici le même rôle que l’air pour la colombe de Kant : c’est elle qui permet à l’être humain d’accéder au second degré d’un texte, de saisir l’ironie ou la subtilité d’une analogie, par exemple ; c’est elle qui nous permet de prendre de la hauteur et de nous envoler pour avoir une meilleure vue d’ensemble de la réalité ; c’est elle qui nous donne les moyens de développer une pensée personnelle élargie et, éventuellement, un regard beaucoup plus perspicace et critique à l’endroit des conflits qui tiraillent ou déchirent nos sociétés.

Pour une véritable corvée nationale

S’attaquer à l’analphabétisme fonctionnel qui touche près de 50 % de la population du Québec et qui gangrène notre tissu social représente une tâche titanesque que le gouvernement devrait prendre à bras-le-corps afin d’en faire une véritable corvée nationale. Malheureusement, tous les gouvernements qui se sont succédé au cours des dernières années ont plutôt choisi de s’attaquer aux symptômes de ce fléau à l’aide de petites mesures à la pièce, de travailler en silo comme c’est le cas en ce moment aux ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, tout en s’entêtant à penser à partir de l’idéologie constructiviste qui est au cœur des dernières réformes dans notre système d’éducation, là où des mots comme savoir, connaissance et culture ont presque été bannis des documents officiels pour être remplacés par les concepts de compétence, d’apprentissage, d’information, de savoir-faire ou de savoir-être.

À regarder les choses aller, c’est à se demander si le rêve de ceux qui sont aux commandes n’est pas, contrairement au discours officiel du gouvernement Legault, de former une main-d’œuvre docile et bon marché tout juste en mesure d’occuper les beaux emplois que leur offriront les Amazon de ce monde.

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