Le travail d’infirmière a éteint à petit feu la joie de vivre de ma mère.

Ma mère est une femme qui a dédié sa vie professionnelle aux métiers de soins et de santé. Aujourd’hui à la semi-retraite, elle gère une ressource pour personnes ayant la trisomie 21 et d’autres déficiences intellectuelles. Mon appartement étant situé dans l’immeuble où se trouve cette ressource, je suis au quotidien témoin de l’énergie et de l’enthousiasme avec lequel ma mère accomplit ses fonctions.

Une vitalité retrouvée après quelque 30 ans de dur labeur comme infirmière en hôpital, du début des années 1980 à la fin des années 2000. Une période de la carrière de ma mère plutôt marquée par son état de stress constant lié à ses conditions de travail.

Au cours de mon enfance et de mon adolescence, ma mère ne m’a jamais expliqué en détail ce qu’elle vivait durant ses heures passées à l’hôpital. N’empêche que dès mon plus jeune âge, je pouvais déceler que la vie n’y était pas rose. J’ai à plusieurs reprises capté des bribes de conversations entre mes parents à ce sujet. Je l’ai souvent sentie préoccupée et impatiente lorsqu’elle se préparait à aller au travail. Et plus largement, j’imagine qu’il est dans la nature des choses qu’un enfant remarque l’état de stress de sa mère.

Puis il y a eu le cancer en 2008. Une tumeur au sein. En raison des conditions de travail ? On ne le saura jamais de façon précise. N’empêche que cette épreuve de la vie, à coups de bistouri et de chimiothérapie, a lancé à ma mère le signal que oui, un contexte professionnel peut être néfaste au point d’en être cancérigène. C’en fut assez pour qu’elle choisisse, une fois guérie, de ne plus jamais exercer la profession d’infirmière. Elle n’est pas bête, manmi. Elle tient à sa peau.

Ma mère fait donc partie de ces infirmières qui ont déserté le système de santé parce que les conditions de ce système, justement sur sa santé, étaient intenables. Un choix judicieux, à la lumière de la renaissance qu’elle a connue dans la dernière décennie.

Jusqu’à récemment, je n’avais jamais cru bon de lui demander quels étaient spécifiquement les enjeux auxquels elle a été confrontée en tant qu’infirmière. Toutefois, l’actualité récente, qui soulève régulièrement la question des conditions de travail des infirmières, a attisé ma curiosité en regard de l’expérience vécue par ma mère. Un appel téléphonique fut suffisant pour qu’elle me fasse part de plusieurs histoires. Assez pour écrire au moins quatre chroniques.

Les enjeux que ma mère a portés à mon attention concernent plusieurs dysfonctions en ce qui a trait à l’organisation du travail des infirmières.

En contexte infirmier, l’expression « toute autre tâche connexe » a le dos large. La fonction d’infirmière implique souvent d’effectuer des tâches qui dépassent les soins de santé. Il n’est pas rare que ma mère ait eu à distribuer des plateaux de repas et effectuer des nettoyages des lieux entre les moments formellement prévus pour l’entretien ménager.

Mais encore ? Était-elle tenue d’effectuer des heures supplémentaires obligatoires ? Oui, et ce n’est pas tout.

Au cours de sa carrière, ma mère offrait une prestation de travail (au minimum) à temps plein, mais son statut d’emploi ne lui octroyait pas cette reconnaissance. Durant un cycle de 15 jours, seulement quatre jours lui étaient garantis au sein de la même unité de travail. Les six autres jours de travail devaient s’effectuer sur l’équipe volante, une structure qui obligeait ma mère à travailler dans des unités variables selon les besoins du jour même.

J’ai vite compris en l’écoutant qu’un tel mode de fonctionnement peut être stressant et déstabilisant. Nombre d’entre nous feraient des cauchemars si nous devions nous présenter tous les jours au travail en ne sachant pas dans quelle unité nous serions assignés, le tout exigeant une adaptation quotidienne à des collègues, normes, pratiques et cultures changeants selon les unités.

Le climat de travail à son hôpital était d’autant plus anxiogène qu’une culture de représailles y régnait. Comment un environnement de travail peut-il être viable si les infirmières qui y œuvrent se sentent régulièrement menacées de sanctions. Un exemple ? Au cours des années 1980, ma mère a dû passer une nuit à l’hôpital Sainte-Justine avec mon petit frère avant de se rendre au travail le matin venu. Face à la fatigue apparente de ma mère, l’infirmière en chef de l’unité ne s’est pas intéressée aux besoins de ma mère. Elle l’a plutôt soupçonnée de consommer de la drogue.

Un cas isolé et anecdotique ? Les tensions au sein de l’hôpital où ma mère a travaillé étaient telles qu’au cours des années 1990, une enquête indépendante a dû être menée, laquelle a conclu à l’existence de problèmes de racisme à l’encontre du personnel de l’hôpital issu de la communauté haïtienne.

En écoutant les histoires relatées par ma mère, je me suis dit que les enjeux qu’elle a vécus dans le passé sont similaires à ce que de nombreuses infirmières, en général et en particulier comme infirmières noires, dénoncent aujourd’hui.

La question des conditions de travail des infirmières interpelle aujourd’hui les médias, le milieu politique et la population. Une occasion de changement ?

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion