Chaque semaine au Québec amène son lot de controverses autour du racisme. Bien que ces épisodes semblent ouvrir un vaste terrain de débats, ils portent en eux-mêmes des enjeux qui font ombrage aux conséquences les plus graves du racisme systémique, tout en mettant à l’écart les voix des personnes qui en subissent les conséquences les plus directes, ainsi que les solutions nécessaires pour rectifier les torts.

Le dernier épisode a débuté avec la question de la personne à la modération du débat, alors qu’elle s’adressait au chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet. Celle-ci déclarait que les lois 21 et 96 étaient discriminatoires. S’en sont suivies les réponses prévisibles appelant au « Québec bashing », puis les railleries généreuses du premier ministre François Legault envers le mot woke. « Pour moi, un woke c’est quelqu’un qui voit de la discrimination partout », a-t-il dit. Sa déclaration faite dans le Salon bleu fait écho à une idée reléguée à profusion dans les pages du Journal de Montréal et d’autres médias dans les dernières années. Face au premier ministre Legault se tenait le leader de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois, avec une éloquente défense déficitaire des wokes. Il avouait, lui-même, ne pas connaître de « définition claire et simple de cette étiquette » tout en circulant (bon coup de communication, quand même) des photos le mettant en scène avec un wok, l’instrument de cuisine.

Pour les gens subissant le racisme systémique ou soutenant des mesures crédibles pour le combattre, l’espace pour leurs points de vue est inexistant dans ce débat. En fait, c’est un anti-débat.

Les deux acteurs dans le drame, dans leurs élans, omettent minutieusement de reconnaître l’histoire du terme ou du lien entre ce dernier et les conditions contemporaines des communautés qui sont à l’origine de ce terme se qualifiant maintenant comme skunk word. L’expression date de plusieurs décennies dans les communautés afro-américaines et a circulé dans les communautés noires autour du monde pour désigner la mobilisation, la vigilance et l’éveil aux enjeux de justice raciale. Les deux partis blancs de cette controverse contribuent donc au même résultat : piller les communautés noires sur le plan discursif d’un terme d’analyse politique en les ridiculisant dans le processus.

La controverse fait diversion à la montée de la campagne de répression contre les jeunes Noirs dans le nord-est de l’île de Montréal. La semaine dernière, le gouvernement Legault annonçait un investissement d’envergure de 90 millions de dollars afin de combattre les armes à feu et les « groupes criminalisés ». L’argent servira à financer une nouvelle opération appelée CENTAURE (mi-homme, mi-animal), une opération composée de 107 nouveaux policiers et d’autre personnel, ainsi que des effectifs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), de la Sûreté du Québec (SQ) et quatre autres corps de police – tous sous la direction de la SQ. L’objectif de l’opération, tel que l’explique la ministre de la Sécurité publique Geneviève Guilbault, est d’assurer « une frappe sans précédent ». Dans un message aux groupes criminalisés, la ministre déclarait : « Où que vous soyez, qui que vous soyez, vous allez trouver nos policiers sur votre chemin. »

Il n’y a aucun doute de qui elle parlait. Depuis l’année dernière, on vit une période de panique morale toujours croissante au sujet des armes à feu et des gangs à Montréal. La panique est parallèle à la spirale du discours anti-woke au Québec et ce n’est pas surprenant – ils sont basés sur les mêmes fondements. À Montréal, le terme « gang de rue » a longtemps et toujours été utilisé pour désigner les jeunes Noirs. Catégorie raciale, le terme est également incroyablement expansif. L’ampleur du profilage racial effectué par les campagnes précédentes contre les gangs de rue à Montréal est bien documentée. La police, en d’autres termes, est « sur le chemin » de la jeunesse noire depuis des décennies.

L’opération contre les gangs comporte également une attaque profonde contre l’expression culturelle noire, la violence entre gangs étant souvent liée par les commentaires à la « culture hip-hop ». Cette affirmation, comme le souligne Philippe Némé-Nombré, réduit la distance entre la fiction des paroles et des vidéos de rap, qui présentent des images d’armes à feu et de violence armée depuis des décennies, et la réalité des artistes rap et de leurs communautés. D’autres formes culturelles, y compris les films et les séries télévisées violents, conservent le statut de fiction inoffensive. De plus, les dangers de la musique rap semblent n’infecter que la jeunesse noire. Après avoir forcé l’annulation du festival de musique rap LVL UP début septembre, l’inspecteur-chef de la police de Laval, Jean-François Rousselle, a expliqué que « [ses] propres enfants écoutent de la musique rap ». La jeunesse blanche est donc uniquement capable de consommer une image sans l’imiter.

Cette diffamation de la jeunesse noire et de la culture noire a des conséquences profondes. La nouvelle opération policière, CENTAURE, intensifiera sans doute le profilage racial et enverra des centaines, voire des milliers de jeunes Noirs en prison pour des crimes qui n’ont rien à voir avec les armes à feu et la violence.

En attendant, les programmes communautaires qui sont le plus aptes à prévenir la violence restent inexistants ou sous-financés et les personnes et les groupes les plus responsables de la violence armée dans la métropole – généralement plus puissants que les groupes de jeunes Noirs et de teint beaucoup plus clair – échapperont à cette nouvelle répression policière.

Plutôt que d’exposer des propositions politiques, nous terminerons ici en parlant des personnes disparues. Les mots nous manquent pour exprimer le respect nécessaire envers les victimes des guerres fratricides. Au nombre des victimes s’ajoutent les proches des personnes tuées et blessées, ainsi que les jeunes en proie à l’exécution d’un scénario dramatique, conséquences d’une marginalisation collective menant à la mort sociale et physique. Car bien souvent, ces conflits entre gens se connaissant se terminent dans des bains de sang, d’où l’usage du terme « fratricide » et d’où l’importance que les interventions en amont et en parallèle proviennent des communautés entourant ces groupes historiquement marginalisés.

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