La ferveur électorale ne s’est toujours pas emparée de l’Alberta. Cette apathie s’explique. La campagne se joue surtout au centre du pays et la province, considérée comme un bastion conservateur, est somme toute peu courtisée par les autres partis. De plus, l’attention du public est accaparée par les enjeux qui secouent la scène provinciale.

Le premier ministre albertain semble marcher sur des œufs pour garder son parti uni et ne pas déplaire à la frange la plus radicale de son caucus. Alors qu’une quatrième vague virulente déferle sur la province, que le taux de vaccination stagne et que le système de santé est au bord du gouffre, Jason Kenney est sorti de son mutisme la semaine passée pour annoncer de nouvelles mesures afin d’endiguer la crise.

Fidèle à la culture politique de la province qui place les libertés individuelles au-dessus de tout, le premier ministre a rejeté l’idée d’un passeport vaccinal, malgré la pression de plus en plus forte des maires de la région d’Edmonton.

Au contraire, le gouvernement a préféré y aller avec une stratégie surprenante : récompenser les récalcitrants. Faites-vous vacciner et récoltez 100 $ ! Cette annonce a généré un tollé d’indignation.

Quel message cela envoie-t-il aux citoyennes et citoyens qui ont déjà reçu leurs vaccins ? À un moment où le régime minceur étatique de Kenney fait souffrir les milieux de la santé et de l’éducation, comment justifier cette mesure ?

Or, une autre grande question demeure : où est la science derrière une telle décision ? Outre la déconnexion entre Kenney et la population albertaine, il y a également une déconnexion entre le gouvernement et les scientifiques, qui ont été nombreux à se manifester dans l’espace public pour réclamer une gestion de la crise plus proactive afin d’éviter les débordements dans les hôpitaux auxquels nous assistons. Certes, la science et la politique évoluent à l’intérieur de deux temporalités distinctes, parfois difficilement conciliables. La politique veut des résultats immédiats. Le gouvernement albertain met donc en place les mesures les moins contraignantes possible pour ne pas choquer une minorité bruyante. La science, quant à elle, peut emprunter les chemins les plus tortueux et les plus longs pour arriver à ses fins.

Le cas albertain témoigne des relations parfois tendues entre les gouvernements et la science. Avec ses compressions sans précédent dans les universités, son aveuglement aux appels des experts dans différents domaines allant de l’environnement à l’enseignement des sciences sociales, Kenney semble s’inspirer des méthodes de son ancien chef, Stephen Harper.

La guerre à la science

Adepte d’un contrôle extrême de son message, désireux de prioriser l’idéologie du parti au détriment des consensus scientifiques en matière d’environnement, le gouvernement Harper a mené la vie dure aux scientifiques et à la communauté intellectuelle pendant ses années à la tête du Canada. Le journaliste Chris Turner, auteur d’un livre sur les politiques scientifiques du gouvernement Harper, évoque une guerre à la science. Élimination du recensement long fournissant des données précieuses sur l’état du pays, lois permettant à l’industrie du pétrole de contourner la protection de l’environnement, musellement des scientifiques dans l’espace public, fermetures de laboratoires, compressions répétées, surtout dans les sciences humaines et fondamentales ; les attaques furent nombreuses. Ajoutons à cela la nomination d’un ministre d’État des Sciences et de la Technologie au discours ambigu sur la théorie de l’évolution.

La pandémie a montré la nécessité d’une science rigoureuse, indépendante, accessible et vulgarisée au quotidien. Devant les études douteuses qui se répandent à un rythme effréné sur les réseaux sociaux, les faux remèdes et les théories du complot, il est essentiel d’encourager la rigueur et l’esprit critique, et ce, dans les plus hautes sphères du pouvoir.

Crise et créativité

La campagne électorale actuelle est singulière. Elle se déroule avec en toile de fond une double crise sanitaire et environnementale. Le philosophe et sociologue Edgar Morin souligne le potentiel déstabilisant des crises, quelle qu’en soit leur nature. Certes, les crises entraînent la montée des incertitudes. Cette instabilité, cet inconfort peut toutefois mener au déblocage de « forces créatives » et de solutions novatrices. Il faut encourager l’émergence de ces forces créatives, qui sont à même de se manifester tant du côté des sciences humaines et sociales que du côté des sciences naturelles.

Les grandes dépenses consenties pour réduire les impacts négatifs de la crise sanitaire auront une fin. L’heure des choix aura alors sonné. La tentation pourrait être forte de faire des coupes du côté des sciences et pour le gouvernement canadien de s’immiscer dans le champ scientifique pour l’orienter vers la rentabilité (ça ne serait pas la première fois). La science doit pourtant demeurer autonome. Car s’il est difficile de prédire la nature de la prochaine crise, on sait déjà que l’on aura besoin de penseurs, d’intellectuels et de scientifiques pour l’anticiper, la décoder, la résorber.

Peu importe le parti qui formera le gouvernement au lendemain du 20 septembre, souhaitons qu’il ne déclare pas une autre guerre aux sciences.

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