En tant que politologue travaillant sur les trajectoires des nations minoritaires, je suis très critique de la tendance à emprunter à la « normalité » politique américaine pour expliquer et jauger ce qui se passe ailleurs. Comme défenseur de la pluralité et de la vivacité des cultures, le rouleau-compresseur de l’américanité, au nom du progrès, est loin de m’inspirer.

Or, pour aborder l’état du lobbyisme au Canada, comme on le fait actuellement dans la campagne électorale, beaucoup plaquent tout bonnement sur celui-ci la réalité américaine, où de puissants lobbys exercent une influence excessive sur la classe politique. À force de se nourrir de séries américaines, comme House of Cards, on finit parfois par adhérer à une grille d’analyse américanisée pour interpréter les jeux de pouvoir. Cependant, pour l’enjeu précis qui nous intéresse ici, on doit rappeler pourquoi cette grille d’analyse n’est pas fondée.

Le lobbyisme au Canada

Précisons d’emblée que si, au Canada, les lobbys n’ont pas l’influence qu’ils ont aux États-Unis, ce n’est pas parce que nos politiciens sont plus vertueux ni parce que les représentants des puissants groupes d’intérêt privés ne tentent pas d’influencer le processus décisionnel. Si ces groupes d’intérêt exercent bel et bien une pression considérable sur notre vie politique, sur les chefs notamment, la situation n’a rien à voir avec les États-Unis.

Par exemple, au Canada, divers individus et groupes vont être entendus longuement par les parlementaires à Ottawa, notamment lors des travaux des divers comités qui mènent à l’adoption de nouvelles lois et politiques publiques. Celles et ceux qui disposent d’une expertise très spécifique peuvent ainsi exercer une influence considérable sur le développement des programmes, des politiques et des lois, mais aussi sur les orientations proposées par les partis dans leurs programmes électoraux.

Dans tous les cas, et je m’inspire ici des travaux de mon collègue Éric Montpetit, ces pratiques ne se rapportent pas véritablement à ce qu’on entend par « lobbyisme ». Le lobbyisme renvoie plutôt à un comportement hautement stratégique dans le seul but de faire avancer, en coulisses, certains intérêts privés, et ce, souvent au détriment du bien public.

Le lobbyiste est rémunéré par une entreprise ou une organisation, avec l’objectif explicite de faire valoir auprès du gouvernement ou des titulaires de charge publique les seuls intérêts et inquiétudes de leurs clients face à un projet de loi, par exemple. Ainsi, les lobbyistes ne participent pas au débat public ; ils cherchent à le contourner.

Contrairement aux pratiques décrites plus haut, l’action des lobbyistes ne se déploie pas dans un environnement ouvert et public, là où les participants représentent rarement un seul intérêt privé.

Dans tous les cas, les personnes qui s’adonnent au lobbyisme au Canada doivent se conformer à la Loi sur le lobbyisme et faire parvenir scrupuleusement le bilan de leurs activités, notamment les rencontres avec les élus, au Commissariat au lobbying. Le système n’est pas parfait, mais il fonctionne plutôt bien.

Les lobbyistes et le parlementarisme canadien

Aux États-Unis, les richissimes intérêts privés ont le loisir d’embaucher des lobbyistes aux quatre coins du pays pour que ceux-ci influencent les divers membres du Congrès. Cette pratique peut porter des fruits, car la ligne de parti est moins rigide aux États-Unis qu’au Canada (les élus ont donc une marge de manœuvre supérieure lorsque vient le temps de voter les lois) et parce que contrairement à ce qui se passe à Ottawa, le pouvoir exécutif à Washington n’émane pas du pouvoir législatif ; ce sont deux entités distinctes.

Dans ce contexte, bien malin celui au Canada qui, par la pratique du lobbyisme, parvient à influencer significativement un vote au Parlement. Même s’il réussit à convaincre plusieurs députés ou ministres du bien-fondé de ses arguments, ceux-ci vont continuer à voter selon la position officielle de leur formation. Bien sûr, en caucus, les élus peuvent essayer à leur tour d’influencer leurs collègues. Mais il s’agit d’un jeu très dangereux, car en affrontant la ligne de parti, on risque de se mettre à dos le chef et d’en subir les conséquences – comme l’expulsion du parti, annonçant la fin d’une carrière politique, ou la condamnation à l’insignifiance totale. Ainsi, les conséquences de la dissidence font en sorte que les lobbyistes ont peu d’intérêt à consacrer beaucoup d’énergie à approcher les différents députés.

Dès lors, à moins d’avoir accès au premier ministre ou à sa garde rapprochée, ce qui est le cas d’un très petit nombre de gens, le jeu n’en vaut tout simplement pas la chandelle. Et quand bien même on accède au chef de l’exécutif, on devra s’enregistrer auprès du Commissariat au lobbying. En retour, le premier ministre a intérêt à garder ses distances, car tout finit rapidement par se savoir (pensons au scandale des commandites ou à UNIS/WE Charity).

Il faut tenir compte également du fait que bon nombre de politiques publiques, dans la fédération canadienne, sont mises en œuvre par l’intermédiaire de rencontres intergouvernementales réunissant des représentants d’Ottawa et des provinces. Ces rencontres se déroulent à huis clos et impliquent un nombre considérable d’acteurs non élus (des hauts fonctionnaires). Cela génère beaucoup de « variables inconnues » et limite la capacité des groupes privés d’interférer dans le processus législatif.

À l’inverse, il semble que, par l’intermédiaire d’activités de transfert des connaissances auprès de la fonction publique et d’interventions publiques dans les comités parlementaires, les experts ont plus d’influence ici que chez nos voisins du Sud. Et c’est une bonne chose !

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