On se souvient du moment où on l’a appris, de ce qu’on était en train de faire, de l’air inquiet sur les visages de tout le monde. On se souvient du ciel aussi, qui était parfaitement bleu, et qui ne laissait rien présager de ce qui allait se produire.

J’étais à l’école, dans un cours d’histoire. Il avait fallu, soudainement, ranger nos manuels et refermer nos cahiers : quelque chose était survenu, c’était grave et il fallait suivre les nouvelles de près. Dans les corridors, les adultes s’agitaient.

Puis, on a su. Deux avions de ligne, transportant des dizaines de passagers, devenus des missiles géants. Deux gratte-ciel éventrés.

Je me souviens qu’en voyant les premières images défiler en direct à la télévision, je n’arrivais pas à m’expliquer ce qui avait eu lieu, tant la situation paraissait improbable. Se pouvait-il que ce soit un accident ? La question était absurde, mais il fallait qu’on s’interroge, le contraire supposant l’impensable.

Le cœur de New York était dans une effroyable tourmente. Il y avait de gigantesques colonnes de fumée noire qui s’élevaient de Manhattan. Les rues étaient assombries par un épais brouillard de cendres. Des gens en tenue de ville, horrifiés, couraient dans tous les sens. C’était le chaos total.

On entendait le hurlement constant des sirènes s’entremêler aux cris de détresse et d’indignation. À travers la foule paniquée, on apercevait des policiers, des pompiers et des secouristes appelés par le devoir, qui fonçaient avec sang-froid vers le danger. Tous ceux qui les ont d’ailleurs croisés, alors qu’ils fuyaient à toutes jambes dans le sens inverse, se sont rendu compte à ce moment qu’entre le courage et la folie, la ligne pouvait être affreusement mince.

Et puis il y avait des témoins estomaqués, les yeux écarquillés, la main devant la bouche pour contenir leur effroi. Ils étaient dans les arrondissements voisins du drame, mais ils pouvaient en déduire l’ampleur catastrophique en levant les yeux vers le ciel : les tours emblématiques du quartier financier étaient ravagées sur des dizaines d’étages par des tourbillons de flammes monstrueuses. L’une autant que l’autre.

Il y avait aussi de toutes petites choses que l’on voyait dégringoler des édifices en feu. On aura compris plus tard qu’il s’agissait de travailleurs qui, dans un élan de désespoir, se jetaient du haut des fenêtres éclatées de l’immeuble où ils se savaient condamnés à suffoquer sous une chaleur infernale, ou pire encore, à brûler vifs dans une explosion de kérosène. En sautant à pieds joints dans le vide, ils écourtaient ce cauchemar épouvantable qui allait de toute façon se conclure dans l’atrocité.

On a su par la suite qu’avant de mourir, certaines personnes avaient réussi à téléphoner à la maison pour dire adieu à ceux qu’ils n’allaient plus jamais revoir. Étrangement, ces messages ultimes exprimaient tous la même chose, presque de la même manière, nous rappelant ainsi qu’à la toute fin, ce qui compte vraiment se résume en des mots simples, et que ces mots sont d’une telle importance qu’il faut absolument se les dire pendant qu’on le peut.

Ce jour-là, il y eut aussi des gens qui ont échappé à leur destin. Ils étaient en retard, ou bien ils s’éternisaient quelque part, au café du coin peut-être. Ils avaient décidé de prendre congé à la dernière minute, ou ils avaient rendez-vous chez le dentiste ; mais peu importe, ils n’étaient pas là où ils devaient être, ils ont été graciés du pire.

D’autres, au contraire, n’ont pas eu cette chance. Ils auraient dû être ailleurs, ils étaient même attendus en d’autres lieux, mais parce que le hasard en a décidé autrement, ils étaient là et ils se sont retrouvés pris au piège. Devant cette funeste coïncidence, ceux qui avaient l’habitude de croire que rien n’arrive pour rien ont été forcés d’admettre que, parfois, chercher un sens aux aléas de la vie est complètement inutile.

Bien sûr, il y eut aussi de nombreux épargnés. Des milliers de miraculés qui ont pu, heureusement, compter sur leur bonne étoile. Cependant, tous ceux qui sont sortis vivants de cette hécatombe en ont gardé des blessures viscérales, aussi lourdes qu’inguérissables. De toute évidence, on ne survit pas au comble de l’horreur sans qu’un morceau de soi ne demeure écorché à jamais.

En somme, tout dans cette histoire est resté gravé dans nos mémoires. Cette séquence terrifiante des deux Boeing 767 percutant brutalement les tours jumelles du World Trade Center, l’une après l’autre. Les immenses torrents de flammes rouges et de fumée noire tournoyant sous le soleil radieux qui brillait dans le ciel de la ville de New York. Les deux édifices de 110 étages qui s’écroulent comme des châteaux de cartes, emportant dans leur déluge de ciment et de poussières tous ceux que l’on savait toujours coincés à l’intérieur. Et puis l’image troublante de cet homme en chute libre, tombant de la tour nord tête première, qui aura bouleversé le monde entier le lendemain de la tragédie.

Enfin, la date en elle-même nous aura profondément marqués. Le 11 septembre 2001 est aujourd’hui indissociable de ce grand désastre, considéré non seulement comme le pire attentat terroriste jamais perpétré sur le sol américain, mais aussi comme le plus meurtrier de tous les temps.

Provoquant un véritable traumatisme planétaire, l’évènement nous aura tous rappelé que la réalité telle que nous la connaissons peut basculer en un instant, et que ce monde qui est le nôtre est cruellement menacé par cette malheureuse tendance que nous avons à nous trouver des raisons pour nous autodétruire.

Même si c’est arrivé il y a deux décennies, on se souvient de ce jour sombre comme si c’était hier. Nous le savions déjà, mais nous en avons maintenant une preuve de plus : les souvenirs que nous laissent les violences humaines ne sont pas qu’infiniment tristes, ils sont aussi impossibles à oublier.

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