(Edmonton, Alberta) Aux dernières élections fédérales, le Parti libéral a été rayé de la carte électorale de l’Alberta. Une seule circonscription avait résisté à la vague bleue, celle d’Edmonton-Strathcona, représentée par la néo-démocrate Heather MacPherson, qui doit se sentir isolée aux Communes pour porter la voix des progressistes des Prairies. Les conservateurs fédéraux peuvent-ils espérer répéter le balayage politique de 2019 ?

Rien n’est moins sûr. L’Alberta demeure une province où les conservateurs ont la cote, mais son paysage politique est plus complexe que ne le suggèrent certains clichés. D’ailleurs, ce paysage s’est transformé depuis l’automne 2019, ce qui pourrait influencer le scrutin fédéral. L’étoile du premier ministre Jason Kenney a pâli. Ce dernier traîne dans les bas-fonds des sondages et est honni tant par la gauche que par le centre, une frange de la droite et de l’extrême droite (pour qui il serait trop modéré).

Le déclin de Kenney

Au cœur de la deuxième vague, alors que le nombre de cas explosait et que les hôpitaux débordaient, le mot-clic #WhereisKenney (Où est Kenney ?) s’est répandu sur les réseaux sociaux. Si François Legault ou Justin Trudeau étaient présents au quotidien pour s’adresser à la population, Kenney faisait quant à lui preuve d’un laisser-aller grandement critiqué dans la province. À sa gestion léthargique de la pandémie, il faut ajouter les compressions sauvages en éducation, la volonté de couper le salaire des infirmières et un penchant pour le risque, lui qui a misé 1,5 milliard de dollars d’argent public sur le désormais défunt projet Keystone XL. Rien pour faire briller la marque conservatrice.

La nostalgie du passé ne semble pas payante pour Kenney, lui qui souhaite raviver les années prospères du pétrole, alors que de plus en plus de citoyens appellent à un plan ambitieux pour la transition énergétique.

La pandémie ne l’aide pas non plus. Pour redorer son blason et rassurer sa base, il a promis de mettre fin à presque toutes les mesures sanitaires pour la fête du Canada. La province était ouverte pour l’été : adieu les masques, la distanciation, les restrictions ! Mais l’abandon des mesures n’a pas eu l’effet escompté sur la popularité du premier ministre. Le sentiment d’exaltation estival s’est vite estompé. La chaleur extrême, la sécheresse et la fumée des feux de la Colombie-Britannique sont venues gâcher la fête. Une sérieuse crise des opioïdes secoue aussi l’Ouest et témoigne de la détresse humaine et du manque criant de filet social. Un exode des cerveaux se profile ; des médecins quittent la province en quête d’un climat de travail moins étouffant, des étudiants qui ont vu leurs droits de scolarité grimper en flèche songent à déserter.

Le terrain politique albertain

Alors que le variant Delta alimente une quatrième vague et que la question « Où est Jason Kenney ? » revient sur toutes les lèvres, plusieurs s’ennuient des années de la néo-démocrate Rachel Notley à la tête de la province. Il ne faut pas s’attendre à une percée orange pour autant le 20 septembre prochain. Le NPD provincial se distingue de son homologue fédéral ; Rachel Notley a un discours beaucoup moins critique que Jagmeet Singh sur l’industrie pétrolière. Toutefois, Edmonton demeure un repaire progressiste et le parti suscite l’enthousiasme des milléniaux. Qui sait ? MacPherson pourrait peut-être même aller chercher des renforts.

Certains citoyens n’ont toujours pas digéré le Programme énergétique national mis en place par Trudeau père en 1980. Le premier ministre albertain de l’époque, Peter Lougheed, s’y était férocement opposé, dénonçant une intrusion du fédéral dans le champ des compétences provinciales. Le patronyme Trudeau demeure entaché. Cependant, avec la quatrième vague qui bat son plein (on a enregistré récemment plus de 1000 cas par jour), il y a fort à parier que certains se souviendront que Justin Trudeau et son équipe étaient présents pour les soutenir avec de nombreuses mesures quand Kenney jouait à l’autruche.

Les subventions fédérales ont permis à des entrepreneurs et des travailleurs de ne pas sombrer avec la crise. Dans ce contexte, les libéraux peuvent espérer regagner des circonscriptions perdues en 2019.

Il y a aussi un nouvel acteur sur la scène fédérale, le Parti Maverick, né du sentiment de l’Ouest d’être mal représenté au centre du pays. Ce sentiment, qui a tendance à ressurgir avec plus de force quand les libéraux sont au pouvoir à Ottawa, est bien réel et ancré historiquement. D’autres partis ont essayé de profiter de cette frustration dans le passé, sans grand succès.

Les conservateurs d’Erin O’Toole, qui courtisent l’Est, ne doivent pas tenir l’électorat de l’Ouest pour acquis. Certes, l’Alberta restera dominée par le bleu, mais la déconfiture de Kenney laisse un goût amer chez des conservateurs qui pourraient être tentés par des options plus centristes ou par un flirt avec le Parti populaire du Canada.

C’est donc une province à la croisée des chemins qui entame un automne électoral intense, marqué par le scrutin fédéral, les élections municipales et le référendum sur la péréquation. La culture du non-interventionnisme gouvernemental perd de son charme lorsque l’économie tourne au ralenti, que la transition énergétique paraît inévitable et que la pandémie exige des mesures pour protéger la collectivité. La déconnexion de Kenney avec sa population signe-t-elle le début d’une lente remise en question de la recette conservatrice ? Les historiens de demain pourront le dire.

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