Je n’envie pas les juges de la Cour suprême du Canada. La Loi sur la laïcité de l’État (« loi 21 »)atterrira bientôt sur leurs bureaux*.

La Cour aura à choisir entre deux conceptions de la religion. La Charte canadienne des droits et libertés garantit la liberté de religion. Est-ce que demander à une enseignante musulmane d’enlever son hijab à l’école viole son droit à la liberté religieuse ?

Pour la majorité des Canadiens non francophones, la réponse serait « oui », à la différence des Québécois francophones. Sur la religion – peut-être plus que tout autre trait culturel –, le Québec français a évolué dans une voie différente du reste de l’Amérique du Nord.

À ma connaissance, aucune personnalité politique hors Québec n’a pris la défense de la loi 21. L’Association canadienne des libertés civiles a déclaré sans ambiguïté qu’elle portait atteinte à la liberté de religion. Elle continue d’être dénoncée comme discriminatoire, voire raciste, dans presque tous les médias anglophones. Le clivage n’est pas purement linguistique, certes ; mais les appuis à ce jour sont venus presque exclusivement du milieu francophone.

La loi a, jusqu’à maintenant, survécu devant les tribunaux, protégée par la disposition de dérogation (« clause nonobstant ») invoquée par Québec. Dans son jugement d’avril, le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure du Québec n’a pas été tendre envers la loi 21, mais n’avait pas d’autre choix que de la maintenir (je fais abstraction du jugement bizarre concernant les écoles anglophones).

Pour ma part, j’estime que la loi 21 est inutile. Le Québec est déjà laïque. La loi avait plutôt pour but de consolider les assises nationalistes de la CAQ, une habile manœuvre politique.

Quelle que soit la décision de la Cour, Legault sortira gagnant. Si l’avis de la Cour est négatif, la réplique est toute prête : « Le Canada anglais ne comprend pas le Québec. Vous voyez, nous avions raison d’invoquer la disposition de dérogation. » Si d’aventure la Cour donnait son aval à la loi 21, eh bien, ce sera l’absolution. Cela n’arrivera pas. Le tollé à l’extérieur du Québec serait assourdissant : une honte, une trahison des valeurs canadiennes.

Le Québec risque, en somme, de ressortir une fois de plus comme le gros méchant. Ce sera dommage, écartant du même fait la possibilité (horreur !) qu’il puisse y avoir deux visions recevables au pays.

Une vision parallèle

Pourquoi alors, à la différence du reste du pays, beaucoup de Québécois, dont des universitaires respectés, appuient-ils la loi 21 ? Un petit rappel historique s’impose. Jusqu’à la Révolution tranquille, le Québec français était pratiquement une théocratie. Presque tous les Québécois d’une certaine génération – les femmes surtout – ont leurs histoires d’horreur à raconter. Pour des Québécois politisés, libérer la province de l’emprise de l’Église était une étape nécessaire dans la marche vers la modernité et l’égalité de la femme. Parmi les changements figurait la transformation vestimentaire des enseignantes, les bonnes sœurs troquant leurs habits religieux contre des vêtements modernes.

Pour beaucoup, la religion se voyait désormais autrement : une construction sociale, pour utiliser le jargon sociologique, qu’une société et donc aussi des individus pouvaient adopter ou rejeter. Après tout, la majorité des Québécois n’a-t-elle pas choisi de cesser de pratiquer sa religion ancestrale ? Cette ancienne quasi-théocratie est aujourd’hui – retournement paradoxal – la société la moins religieuse d’Amérique du Nord.

L’histoire a, en somme, façonné une vision distincte de la religion. Si je puis me permettre un mauvais jeu de mots : la religion au Québec est moins sacrée. Si le Québec devait un jour imprimer sa propre monnaie, la devise « In God We Trust », inscrite sur chaque billet vert américain, n’y figurerait certainement pas.

Essence ou choix ?

Revenons à la loi 21. Pour assurer la laïcité de l’État, n’est-il pas logique que celui-ci exige que ses serviteurs s’abstiennent d’afficher des convictions religieuses ? En quoi est-ce différent de l’interdiction d’afficher des convictions politiques ? Le citoyen doit avoir l’assurance que le fonctionnaire en face de lui est impartial. À ce propos, permettez-moi de citer Boucar Diouf: « Que penserait, par exemple, un immigrant d’origine palestinienne qui conteste sa condamnation par un juge portant une kippa ? À l’inverse, que penserait un jeune automobiliste portant une kippa qui se fait remettre une contravention discutable par une policière en hijab ? »

De retour à la façon dont la société perçoit la religion : est-ce un attribut inaltérable de l’essence de l’individu ou un choix ? On ne choisit pas la couleur de sa peau ou ses traits du visage – sa « race » – pas plus que son orientation sexuelle. Mais des vêtements, des coiffures… ? Que le porteur soit sincère dans ses convictions n’est pas en cause. Or, pourquoi des convictions religieuses seraient-elles perçues comme supérieures, sur le plan éthique ou juridique, à d’autres convictions profondes ?

Tous les symboles religieux n’envoient pas le même message, ce qui complique encore plus la recherche de la bonne réponse. Certains sont moins en contradiction que d’autres avec des valeurs sociales. La kippa juive (victime collatérale de toute cette saga) n’a jamais, à ma connaissance, suscité de débat, peut-être parce qu’elle ne met pas en cause l’égalité des sexes.

Dans les sociétés occidentales, le débat a surtout porté sur le foulard islamique (hijab), considéré par ses détracteurs comme un affront aux valeurs libérales (je laisse de côté le niqab et la burqa, dont l'interdiction est moins controversée). Au Québec, parmi les partisanes les plus éloquentes de la loi 21 se trouvent des femmes musulmanes qui y voient sans doute un parallèle avec la lutte de leurs consœurs québécoises un demi-siècle plus tôt. Beaucoup sont originaires du Maghreb où la lutte entre réformateurs et islamistes est loin d’être terminée.

Le Québec est à plusieurs égards plus proche de l’Europe que de l’Amérique du Nord, notamment dans sa façon d’aborder la religion. La France et plusieurs Länder (États) allemands ont adopté des mesures analogues à la loi 21. La Cour constitutionnelle fédérale allemande a récemment statué que des Länder pouvaient interdire le port du foulard islamique par les enseignantes, cela n’enfreignant pas la protection constitutionnelle de la liberté de religion.

Je suis heureux de ne pas siéger à la Cour suprême. Je passerais de nombreuses nuits blanches. Mon inclination personnelle est de laisser les enseignantes garder leur hijab. Mais je comprends aussi les arguments en faveur d’une interdiction. Avec le service public viennent des devoirs, parmi lesquels s’abstenir d’afficher sa foi.

1. Ce texte est une version abrégée et adaptée d’un article paru le 4 août 2021 dans Policy Options/Options politiques. 

LISEZ « Quebec’s Bill 21 : Is there room for more than one view of religion in Canada ? » 2. LISEZ Le texte de Boucar Diouf « Laïcité : c’est reparti ! » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion