Et si tout s’était accéléré depuis des mois dans la normalisation d’Israël avec les Émirats arabes unis que tout le monde vante, justement à l’approche d’une bombe médiatique telle que l’affaire Pegasus ?

On le sait, Abou Dhabi entretient une relation informelle de longue date avec Tel-Aviv, mais on était peut-être loin d’imaginer l’ampleur de la collaboration en matière de surveillance, d’espionnage de tiers, qui dépassent totalement le cadre de la législation internationale. Pegasus est ce logiciel espion, développé par la firme israélienne NSO avec l’aval du gouvernement, et qui aurait surveillé plus de 50 000 numéros de téléphone dans le monde entier. Des personnages clés de la communauté internationale, des chefs d’État, des opposants, des militants, des avocats, des journalistes : tout ce qui a de quoi provoquer un tollé mondial.

Les Émirats, tout comme ils l’ont été à la suite des révélations précédentes des Panama Papers, se retrouvent à nouveau dans la tempête, pour leur défiance des normes élémentaires des droits de l’homme. En effet, on vient d’apprendre que Mohamed Ben Zayed, avec un Mohamed Ben Salmane clairement montré du doigt dans l’assassinat du journaliste d’opposition Kamal Khashoggi, aurait fait surveiller l’ensemble des proches de ce dernier avant et après sa mort1. La fiancée de Khashoggi a notamment été victime de cette surveillance.

Si des États sont autorisés à s’équiper de ce logiciel pour notamment lutter contre le banditisme et le terrorisme, la société NSO décline en revanche toute responsabilité dans l’utilisation abusive de Pegasus qui serait faite par les gouvernements.

Au fond, ce qui s’est passé avec Pegasus résulte d’une stratégie plus large et ancienne d’Abou Dhabi pour tuer toute opposition et éliminer toute embûche dans l’ascension mondiale de Mohamed Ben Zayed (MBZ) tout comme de Mohamed Ben Salmane. Depuis longtemps, les Émirats ont compris qu’il n’y aurait point de salut sans l’émergence d’un émirat surpuissant, armé et diversifié. MBZ rêve de la start-up nation israélienne pour son pays depuis longtemps. Cependant, rien de hasardeux dans ce lien avec Israël. Si les Émirats arabes unis se sont hissés parmi les leaders régionaux en quelques décennies, c’est en partie grâce à la capacité exceptionnelle d’Abou Dhabi de contracter des alliances qui peuvent paraître de prime abord totalement contre nature. S’allier à Israël, ne serait-ce pas choquant pour un pays arabe ? MBZ n’y voit aucun problème puisque le but était d’unir ses forces contre l’ennemi numéro un dans la région : l’Iran. En contrepartie, Abou Dhabi profitait du génie israélien en matière de nouvelles technologies de l’information, d’armement et d’outils de sécurité, notamment cybernétiques, pour assurer sa survie et se hisser toujours plus haut.

Cette « israélisation » des Émirats arabes unis s’est traduite depuis des années pour Mohamed Ben Zayed par le soutien apporté aux industries de pointe, aux industries de l’armement et de la sécurité, à la cyberprotection, à la diversification économique et aux investissements worldwide.

L’entreprise de séduction est asymétrique, mais réciproque. Pour preuve, en juillet 2019, l’ancien ministre des Affaires étrangères israélien, Israël Katz, s’était fait prendre en photo sur l’esplanade de la mosquée du cheikh Zayed, Katz affirmant l’intérêt de Tel-Aviv pour la politique émiratie et pas qu’en matière sécuritaire2. Le 1er novembre 2019, les Emirate Leaks évoquaient déjà un désir de normalisation faisant feu de tout bois.

Pour comprendre ce qui se joue dans cette alliance a priori surprenante, il faut se rappeler les révélations des Panama Papers qui, dès 2019, parlaient d’un accord secret d’armement entre Abou Dhabi et Tel-Aviv, soit un an avant l’accord officiel de normalisation3. On y apprenait ainsi déjà qu’un certain Mati Kochavi, homme d’affaires israélien ayant fait fortune dans l’immobilier, et devenu un vendeur d’armes hors pair, jouait les intermédiaires entre les pays intéressés. C’est dans le contexte post-11-Septembre qu’il avait créé un véritable empire de la cybersurveillance avec des solutions associant caméras et barrières de sécurité à la pointe de la technologie. Craignant une agression iranienne, les Émirats arabes unis ont alors fait appel à Kochavi pour s’équiper et se défendre, moyennant des sommes considérables. Les documents obtenus par le quotidien israélien Haaretz en 2017 révélaient une transaction d’une somme de 3 milliards de shekels (plus de 1,2 milliard de dollars canadiens) dont une partie aurait été versée en espèces. Cette somme implique une des filiales du groupe et des personnalités émiraties. Un examen approfondi des correspondances divulguées de la firme juridico-financière Appleby révélait que l’armée des Émirats arabes unis, très impressionnée par les performances des avions de renseignement électroniques israéliens et britanniques, avait voulu se doter de ce type de capacités aériennes en prévision d’une guerre contre l’Iran. 4 À la suite du débat lors de la fameuse affaire des F-35 américains.

L’intérêt de Mohamed ben Zayed pour la technologie israélienne remonte à 2008 et aux premières tensions majeures avec l’Iran. Son objectif était d’entamer la coopération entre les deux pays par la modernisation de deux anciens avions civils afin de les transformer en appareils-espions suréquipés en matériel de surveillance.

Désormais, on apprend avec le scandale international de Pegasus qu’il est prêt à tout pour parvenir à ses fins, avec l’appui des compétences cybernétiques de la firme NSO au mépris de tous les droits élémentaires.

Ce qui pose problème au fond, ce n’est pas tant l’expertise vendue par Israël, mais bien les détournements qu’en ont fait clairement un certain nombre de pays arabes, qui s’empressèrent par la suite de normaliser leurs relations avec l’État hébreu. Surtout quand on apprend avec l’affaire Pegasus que le Maroc a fait pareil, avant de… normaliser au plus vite ses relations avec Israël !

* Sébastien Boussois est aussi chercheur Moyen-Orient relations euro-arabes/terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism).

1. Lisez l’article de France Culture 2. Lisez l’article de Times of Israel 3. Lisez l’article du Middle East Eye 4. Lisez l’article de Mondafrique Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion