Au nom de la bienséance, de la beauté et de la discrétion, le rire a longtemps été interdit aux femmes. Sabine Melchior-Bonnet s’attache à décrypter les raisons historiques de cet interdit et montre comment les femmes se sont peu à peu emparées du pouvoir de faire rire.

Un enfantillage qui peut devenir intempestif, déplacé, moqueur ou simplement sot ; les honnêtes gens craignent le rire des femmes dans la mesure où il conteste quelque chose de l’ordre social ou du jugement moral : la vérité se trouve souvent là où s’absente l’autosurveillance. Le rire est donc à civiliser. Et le modèle de la vie de cour, tout en louant la sincérité et le naturel, invite à la « dissimulation honnête », ou au moins à un contrôle constant des expressions ; par son rire, la femme avoue des sentiments troubles, des émotions, une moquerie qu’il conviendrait de tenir cachées.

Les premiers manuels de civilités adressés aux femmes de la haute société s’inscrivent dans un vaste mouvement littéraire et philosophique, qui voit dans l’éducation de la « Dame » et dans les manières courtoises un ferment de civilisation, propice à l’élévation spirituelle de l’homme.

Étouffé par les milieux monastiques qui le prennent très au sérieux, le rire est perçu tantôt comme une détente licite, mais plus souvent comme un relâchement suspect, sournoisement érotique.

Modèle de savoir-vivre venu d’Italie, le traité de Francisco di Neri di Ranuccio, composé en 1318, à l’intention d’une jeune princesse, Reggimento e costume di donna, passe en revue tous les comportements convenables de la femme en diverses situations.

Dans sa conduite publique, la jeune fille doit apprendre à ne rien livrer d’elle-même, à n’exciter ni l’envie, ni le désir, ni la pitié : son visage exprimera la vergogna, mélange de crainte, de honte et de pudeur ; elle se tiendra les yeux baissés et elle proscrira le rire, à moins que celui-ci soit totalement silencieux, « sanza alcun romore ». Son visage peut se relâcher dans la sphère privée, mais en aucun cas elle ne dévoilera ses dents en raison de la haute charge symbolique de vie et de fertilité qu’elles contiennent – dans nombre de pays, l’exhibition des dents est considérée comme un signal de séduction. Cette exigence devient un interdit le jour du mariage, où la jeune fille ne doit toucher en public ni sa bouche ni ses dents. Les mêmes prescriptions apparaissent chez Boccace ; elles sont communes à tous les codes de bienséance et elles s’étendent à tous les milieux.

Deux siècles plus tard, Stefano Guazzo recommande aux femmes – il s’agit ici de classes bourgeoises et non plus aristocratiques – de cacher leur gaîté sous « un voile pensif ». En France, les demoiselles de l’abbaye Thélème que Rabelais propose en modèle se tiennent sans rire, avec pudeur et retenue. La Bibliothèque bleue qui colporte largement ses ouvrages à la campagne au XVIIIe siècle enseigne à la jeune fille qu’elle doit « prendre garde de ne pas rire le long des rues avec beaucoup d’éclat car cela fait voir qu’elle est une évaporée » ; et pendant les noces, « il lui faut prendre garde de ne pas rire si elle entend quelque parole lascive, mais elle doit être de bonne humeur devant la compagnie ». (Instruction à l’usage des grandes filles, 1735)

Une mauvaise réputation se fait vite : malice, effronterie, paillardise, paresse. « Soleil qui se lève trop matin et jeune fille portée trop à rire vont le plus souvent à mauvaise fin », dit un proverbe populaire.

Luis Vivès, auteur de L’éducation de la femme chrétienne, n’hésite pas à ranger les filles qui rient fort avec celles « qui mangent, boivent et vomissent assez souvent ». Au XVIIe siècle, Cureau de la Chambre, dans son analyse des passions, choisit également une expression très imagée pour faire saisir l’inconvenance du rire chez la femme : « La bouche qui est contrainte de s’ouvrir fait voir la langue qui trémousse et se tient suspendue. »

Paradoxalement, ce sont les courtisanes, expertes en roueries, qui étudient de plus près le « doux rire des dames honnêtes » dans le but de les imiter : la vieille mégère du Roman de la rose apprend à la jeune coquette à retenir son rire en gardant ses lèvres serrées :

« Et si l’envie de rire la prend, qu’elle rie si habilement et si joliment qu’elle découvre deux fossettes, des deux côtés, sur chaque joue et qu’elle évite autant de trop enfler ses joues en riant que de les contracter en minaudant ; que jamais le rire ne lui fasse ouvrir ses lèvres mais qu’elles dissimulent et recouvrent les dents. »

Des conseils aussi détaillés sont donnés par la Pippa de l’Arétin à sa pupille Nana, pour qu’elle apprenne à rire comme une vraie dame : « S’il te plaît à rire, ne va pas élever comme une pute la voix en élargissant les machoires de façon à montrer ce que tu as au fond de la gorge. Ris de telle sorte qu’aucun des traits de ton visage ne s’enlaidisse ; bien mieux, embellis-les d’un sourire et d’un clignement de l’œil. »

Les contraintes des civilités ont un objectif : le contrôle des passions et des expressions. Pour l’historienne Mona Ozouf, le rire devient un « signe distinctif du sexe faible et manque de sagesse ». Dans les Avis d’une mère à sa fille, Mme de Lambert recommande d’éviter de montrer un caractère trop gai, car « rarement en faisant rire se fait-on estimer » ; Mme Necker de Saussure, excellente éducatrice, prêche un autocontrôle sévère : « On ne saurait trop veiller sur soi lorsque l’esprit est monté à l’enjouement. »

Car la rieuse en fait toujours trop : l’abbé Morvan de Bellegarde la décrit comme une écervelée : « Elle parle, elle rit, elle chante, elle danse tout à la fois parce qu’on lui a dit qu’une jeune fille ne saurait être trop vive. » Mlle de Scudéry, en arbitre des bienséances, critique avec force ces femmes au tempérament souvent froid, qui affectent une gaîté constante pour faire croire à leur esprit : « Elle s’est fait un rire artificiel qui est la plus ridicule chose du monde, car elle a toujours la bouche ouverte pour rire, sans qu’il paraisse dans ses yeux ni en tout le reste de son visage nulle marque d’enjouement. »

Le rire des femmes : une histoire de pouvoir

Le rire des femmes : une histoire de pouvoir

Presses universitaires de France

416 pages

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