L’année est 2007. Peut-être bien 2008. Le Montréalais Jon Lajoie devient une superstar de niveau international grâce à ses vidéoclips mis en ligne sur la plateforme YouTube. La réputation du Roi Heenok, un rappeur et producteur de chez nous, n’est plus à faire sur le sol européen. C’est encore récent que des vedettes voient le jour par l’entremise du web. Vite comme ça, je pense spontanément à l’Américain Tay Zonday, auteur de la célèbre Chocolate Rain, ou encore au succès viral Leave Britney Alone, du youtubeur Chris Crocker. Ces deux derniers ayant figuré dans un épisode de South Park consacré aux – jusque-là rarissimes – célébrités issues de l’internet, en avril 2008.

C’est dans l’air. Le web, tranquillement assemble ses structures, lentement trouve sa vocation, et il ne fait plus aucun doute qu’il est en voie d’honorer les promesses de grandeur que la fin des années 90 nous avait fait miroiter. Il propulse de parfaits nobodies vers des sommets inattendus. C’est désormais permis de rêver, la notoriété est à la portée de tous, même du plus timide qui concocte de la musique depuis le sous-sol de ses parents.

Parallèlement, des magazines culturels télévisés comme Mange ta ville ou Bazzo TV sont encore en ondes. Les regrettés Pierre Falardeau et Nelly Arcan signent respectivement une chronique dans l’hebdomadaire ICI. Les férus de musique émergente peuvent toujours compter sur Bande à part pour apaiser leur soif inextinguible de découvertes. Les kiosques de journaux placés à l’entrée des commerces indépendants et des cafés débordent : on y trouve notamment les Voir, Mirror, ICI, Bang Bang, NIGHTLIFE et Hour.

Musique Plus, dans son format d’animation traditionnel, transcende les écrans. Elle offre une présence assidue et en continu à nos artistes et présente, sans interruption, le pouls de la vie urbaine à ses téléspectateurs.

Il n’est jamais improbable de croiser l’un de ses VJ lors d’un détour imprévu entre les rues De Bleury et Saint-Urbain, par exemple. Une foule peut aussi bien faire la file devant ses studios pour assister à un concert inédit capté devant public. C’est la télé qui sort de la télé.

Les figures et artistes issus des plateformes web attirent progressivement l’attention des médias. C’est le cas d’Omnikrom ou de MC La Sauce, fort populaires sur le réseau social MySpace. Idem pour le réalisateur Baz, ex-animateur pour 33MAG.com, repêché à titre de reporter à l’émission MP6 sur les ondes de Musique Plus. Les soirées WordUp !, des joutes verbales a capella diffusées sur YouTube, jouissent d’une couverture médiatique enviable.

La scène indépendante prend d’assaut la ville et dégouline de partout. On y pense à quatre fois avant d’auditionner pour Star Académie. Inimaginable pour l’un de ses candidats de faire un pas dans la métropole sans être apostrophé par une brutale vérité qui commande instantanément le sentiment d’imposture : tous ces visages tapissés qui veillent au maintien de l’impétuosité et de la démesure ont su faire leur place sans avoir à emprunter la voie facile du concours télévisé.

Montréal est un laboratoire à ciel ouvert où les rêves de voir sa gueule sur la couverture d’un journal culturel se matérialisent de manière entièrement désorganisée et impromptue.

On passe du sous-sol au WiFi en un clic, et du WiFi au palmarès Musique Plus en un an. L’internet transgresse les frontières imposées par le modem. Il s’immisce dans la scène culturelle, mais ne la supplante pas. L’un est complémentaire à l’autre.

Nous vivons désormais dans un anachronisme

Si j’avais à situer le futur imaginé par la fin des années 90, je dirais qu’il se trouve quelque part dans ces années-là, entre 2007 et 2012. Tout ce qui se déroule après n’est qu’un malheureux anachronisme où les moyens ne rencontrent plus les promesses et les ambitions de l’époque. La totalité des médias mentionnés plus tôt dans ce texte n’existent plus. Le numérique a pris toute la place.

L’accroissement indécent de projets immobiliers et de commerces bobos qui polluent la ville d’une fadeur mortifère se substitue à l’impression d’autrefois de naviguer à travers une cité riche en culture.

En acceptant l’idée que les artistes deviennent leur propre organe de presse, on a fait d’eux les esclaves des algorithmes. Traîtres et instables, ces algorithmes n’ont de compte à rendre à personne. Il suffit d’un bref moment d’inactivité sur Instagram pour perdre largement en portée.

L’hiver dernier par exemple, j’ai atteint le pic de ma popularité sur TikTok en rejoignant jusqu’à 500 000 utilisateurs chaque jour. C’est énorme. Dès février, l’algorithme a radicalement changé. Dorénavant, ce ne sont qu’entre 25 000 et 150 000 personnes qui ont accès à mes vidéos. Mine de rien, ces modifications abruptes jouent dans la tête. Elles amènent à penser que l’auditoire s’est lassé, qu’il est peut-être temps de passer à autre chose.

On a troqué l’Artiste du mois de Musique Plus contre une pincée de likes sur Facebook et une hypervigilance gênante engendrée par le fait de se savoir constamment en proie aux détracteurs. Mais les artistes méritent un espace où on les diffuse en continu et qui leur permette d’être dispensés de toute source d’anxiété fortuite nuisant à la créativité.

De plus, qu’y a-t-il entre chaque concert, chaque festival, chaque lancement d’album ? On rentre chacun chez soi le nez dans le téléphone en attendant le prochain ? N’est-on plus jamais dans le feu de l’action ? Comment maintenir l’engouement en vie sans se casser le bicycle avec des formules mathématiques pour déjouer l’algorithme ? Hubert Lenoir aurait-il accepté de coécrire la chanson thème de Star Académie si la pluralité des médias indépendants lui avait permis de snober l’occasion ?

Quoi qu’il en soit, Bell Média a annoncé le retour de Much Music dès le 7 juillet sur TikTok. Peut-être avons-nous ici les premiers signes d’un immense vide qui cherche à être comblé ?

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