Je ne sais pas pour vous, mais, en ce qui me concerne, dans la dernière année, il y a ces lieux, comme mon appartement, qui n’ont pas su être sauvés, et qui seront, à tout jamais, habités par la pandémie. Malgré un réaménagement de ses pièces et une redécoration intégrale de son espace créatif, ce que cette crise avait de plus noir est parvenu à s’incruster dans les moindres recoins de ses murs. Le gypse a la mémoire longue.

Il y a aussi ces lieux, ces souvenirs et ces instants que je souhaitais garder intacts, épargnés par ce lent cauchemar qui, grâce à l’efficace campagne de vaccination en cours, chaque jour heureusement s’évanouit. Il y a ces toutes petites choses que je me suis entêté à ne pas céder à la pandémie. Il y a ces moments qu’on n’a pas su me dérober, que j’ai déposés là, quelque part vers la fin de l’été 2019, en sûreté, à l’abri de la noirceur, et qui attendaient sagement le retour de la lumière pour qu’enfin je puisse les ranimer.

Tiens, par exemple, j’ai un album fétiche de grandes chaleurs et de canicules dont je ne m’octroie l’écoute que lors de ces journées d’humidité accablante entre mai et août. No Jacket Required, de Phil Collins. C’est le rituel depuis des années. Mais pas l’été dernier. Je me l’étais interdit. J’aurais eu l’impression de feindre, de souiller l’expérience.

Depuis plus d’un an, je me suis gardé d’entrer dans les centres commerciaux, je n’ai plus revu le boulevard Saint-Laurent, l’avenue du Mont-Royal et la rue Saint-Denis. Je n’ai pas senti l’intérieur d’un wagon de métro depuis trop longtemps, le seul endroit qui me permette réellement de m’immerger dans un bouquin jusqu’à l’engourdissement. J’ai renoncé à faire la file devant les commerces, j’ai très peu porté le masque et je n’ai pas accepté qu’un plexi me serve de bouclier seulement pour me donner le faux sentiment que la vie avait repris à nouveau. J’ai boudé un tas de plaisirs, passé devant le libraire et le disquaire sans jamais me laisser tenter.

Non pas parce que la peur du virus m’avait rendu impotent, mais bien parce que je ne voulais surtout pas imprégner ces précieux moments du traumatisme duquel il nous faudra apprendre à guérir dans les mois à venir.

J’ai laissé très peu de chances à cette COVID-19 de s’emparer de mes rendez-vous et rituels du monde d’avant. J’ai offert l’immunité la plus complète à mes souvenirs prépandémie. Comme je l’écrivais dans un texte publié ici l’hiver dernier, je ne désire rien de moins que la vraie affaire. Je suis incapable de prétendre, j’ai une intolérance à tout ce qui m’apparaît factice. Tandis que plusieurs s’empressaient tout au long de l’année de sauter sur le premier simulacre de normalité annoncé par chaque nouveau plan de déconfinement, je préparais patiemment l’après-crise. Je négociais avec moi-même les conditions idéales pour un grand retour en force de l’été 2019. Pas 2020 ou 2021. Hors de question que cette vie exempte d’urgence sanitaire soit le prolongement de cette année de malheur. Je la reprendrai très exactement là où elle a été interrompue.

Ma première dose de Pfizer

On m’a administré ma première dose du vaccin il y a 21 jours. Déjà, j’ai l’impression d’être moins vulnérable face au virus. Pour la toute première fois, je me suis senti concerné par le plan de déconfinement du gouvernement. Celui-ci semble être le bon et je compte bien en profiter. Je sens que ma tête s’extirpe tranquillement de la zone rouge. Contrairement à l’été dernier, j’irai travailler depuis la terrasse d’un café dès leur ouverture, et quand j’aurai reçu ma deuxième dose, je renouerai, après tant de mois, avec le chaos ambiant des discussions entremêlées dans les salles à manger.

Le jour du fameux point de presse que tous les Québécois anticipaient avec fébrilité, celui qui se voulait annonciateur de notre liberté imminente, il faisait une véritable chaleur d’été à l’extérieur et les jours qui ont suivi m’ont forcé à installer mon air clim.

On martelait aux nouvelles que l’objectif d’immuniser 75 % de la population d’ici le 24 juin était sur le point de se matérialiser. Ça s’est tellement bien déroulé qu’on a même choisi de devancer cette date. Le couvre-feu sera prochainement levé, les zones passeront de rouge à orange, d’orange à jaune puis de jaune à vert. Et ultimement, si ça continue de bien aller, à l’automne, on ne sera plus tenu de porter le masque dans les lieux publics.

Depuis une semaine, c’est No Jacket Required de Phil Collins qui tourne en rotation forte dans mes écouteurs. J’ai marché de mon appartement de Verdun jusqu’au carré Saint-Louis. J’ai revu pour la première fois après plus d’une année le boulevard Saint-Laurent, l’avenue du Mont-Royal et la rue Saint-Denis. J’ai lancé quelques invitations ici et là pour aller prendre un café quand les terrasses rouvriront. J’envisage d’ici quelques jours de reprendre ma routinière tournée des centres commerciaux, en passant par le Complexe Alexis-Nihon jusqu’à la Place Montréal Trust. Je transférerai de ligne en attendant le prochain métro sur les tuiles orange de la station Lionel-Groulx et j’irai me procurer un livre seconde main à la librairie d’occasion la plus près de chez moi.

Il y a quelque chose dans cet air humide des derniers jours qui n’est pas sans rappeler le dernier vent de chaleur de la saison estivale qui a précédé le cataclysme. Quelque chose qui n’a rien à voir avec tout ce qu’on a connu depuis 15 mois.

Ces moments que j’avais placés en sûreté il y a plus d’un an, à l’abri de la noirceur, peuvent enfin être ramenés à la vie. Parce que cette fois, c’est pour de vrai.

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