« En mai 1969 naît, se répand et se déploie à Orléans le bruit qu’un, puis deux, puis six magasins d’habillement féminin du centre de la ville organisent la traite des Blanches. Les jeunes filles sont droguées par piqûre dans les salons d’essayage, puis déposées dans les caves, d’où elles sont évacuées de nuit vers des lieux de prostitution exotiques. Les magasins incriminés sont tenus par des commerçants juifs. »1

La rumeur d’Orléans, comme on l’appela alors, qui se propagea rapidement dans la ville française de bouche à oreille, n’était rien d’autre qu’une fausse nouvelle. Dans les faits, aucune disparition n’avait été signalée à la police et aucun article de presse ne parut à cet égard dans les journaux locaux.

Mais les rumeurs, tout comme les mythes d’ailleurs, ne disparaissent jamais complètement, explique le sociologue français Edgar Morin, qui analysa la genèse de ce phénomène. Elles se métamorphosent, demeurant tapies dans les zones d’ombre de l’inconscient collectif.

Car il y a là, dans cette fausse histoire, tous les éléments essentiels pour construire un conte fabuleux, qui fermente au fil des ans, trouvant ultimement écho dans les coins les plus sombres de la psyché humaine : la cabine d’essayage piégée, des jeunes filles kidnappées, des fantasmes sexuels, et bien sûr, l’autre, c’est-à-dire l’ennemi ou le méchant, en l’occurrence, ici, le juif.

D’Orléans à Washington

Or voilà qu’en 2016, une histoire similaire resurgit en Amérique, propulsée non plus par le commérage et le bavardage, mais grâce à la vitesse foudroyante de l’internet et des différentes plateformes de réseautage, assurant par là même une propagation efficace et exponentielle.

L’histoire se déploie cette fois-ci dans la capitale des États-Unis. Les cabines d’essayage et la cave ont été remplacées par un sous-sol (inexistant) d’une pizzéria, la traite des jeunes filles par un réseau d’exploitation sexuelle d’enfants, et l’autre, lui, l’étranger ou l’ennemi, par un groupe de satano-pédophiles, à la tête duquel se trouverait Hillary Clinton, alors candidate à la présidentielle de 2016, autrement dit, les « méchants » démocrates.

Surgit toutefois, dans ce récent récit fantasmagorique, comme dans tout bon scénario américain, une figure de répression, un « sauveur », en la personne de Donald Trump qui, comme président républicain, allait faire le ménage dans le « sous-sol » gouvernemental (Deep State) et ainsi démanteler le réseau de kidnappeurs d’enfants et libérer les victimes.

Tout aussi remarquable, au cœur de ces fausses histoires, malgré maintes vérifications faites par différentes instances, demeure la persistance d’un soupçon : « D’une façon très générale, la rumeur s’est repliée sur un soupçon insistant, qui s’exprime sous deux formes fatidiques : “On nous cache quelque chose”, et surtout “Il n’y a pas de fumée sans feu”. » 2

Pour plusieurs citoyens, en effet, tant à l’époque qu’aujourd’hui, si les autorités gouvernementales en place de même que la police et les médias ne révèlent rien sur cette affaire, c’est qu’ils sont en réalité dans le coup, pire, nous cachent la vérité, soit parce qu’ils sont rémunérés, soit parce qu’ils sont de connivence avec les « méchants », profitant ainsi de tout un système en place, pourri à la base, comme toutes les activités douteuses qui ont lieu dans les soubassements de l’inconscient collectif.

PHOTO TWITTER/REUTERS

Manifestation devant le restaurant Comet Ping Pong and Pizza à Washington, en janvier 2021. La pizzéria avait été la cible des conspirationnistes à l’époque du Pizzagate.

Seulement, contrairement à la rumeur d’Orléans de 1969, ce « soupçon insistant » persiste et s’organise aujourd’hui, en groupes comme en théories, grâce aux différents outils technologiques accessibles à tous. Et le bruit qui tantôt courait dans une ville devient non seulement une rumeur persistante, mais s’inscrit efficacement et en toutes lettres dans le registre de la croyance.

1. Edgar Morin, La rumeur d’Orléans, Seuil, 2017, p. 23

2. Idem, p. 47

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