J’observe avec beaucoup de compassion ces personnalités médiatiques se retirer momentanément ou de façon définitive de la sphère publique en raison du climat hostile qui règne sur les médias sociaux depuis les derniers mois.

C’est toujours d’un œil intrigué que j’entame la lecture de ces prises de parole et sorties de piste. D’emblée, je ne me reconnais jamais dans les témoignages. Comme si la cyberintimidation n’arrivait qu’aux autres et pas à moi. Puis au bout d’un moment, ça me frappe : ah oui, haha, c’est vrai, moi aussi. Tous les jours et depuis longtemps.

C’est que j’oublie. C’est tellement banal et journalier que ma tête oublie que je compose avec des propos injurieux, des menaces, de la mauvaise foi et du harcèlement chaque jour depuis plus de 15 ans. Rien que ce matin, j’ai remis à sa place un gars qui commentait que j’avais les traits d’un crackhead. J’en ai bloqué un autre qui, depuis des semaines, se tape des délires agressifs dans ma boîte de messagerie à grands coups de 1000 mots. Et la semaine dernière, on m’a suggéré de me foutre une balle dans la tête.

J’avais déjà oublié.

Avec les années, on se construit un bouclier naturel qui nous insensibilise à un certain type d’attaques.

Ou du moins, on parvient à mieux se les expliquer. La plupart du temps, les gens sont bien malhabiles pour camoufler leur principal motif : ils se sentent menacés. Et ça, on peut le leur faire avouer assez vite. Ils sont prévisibles. On reconnaît dans leurs insultes un même pattern qui connecte entre eux les nonos qui s’imaginent être les premiers à te balancer en pleine gueule une remarque récurrente que tu vois venir à des kilomètres depuis trois décennies. Il y a une redondance ennuyante qui désamorce. Avec le temps, ces gens se présentent à toi comme des numéros, des trolls sans identité aisément interchangeables.

Il y a bien entendu ces détracteurs un peu nonos qui ne parviennent pas à s’immiscer dans ta tête, mais il y a les autres. Ceux qui sont pas mal moins nonos et qui n’affichent pas un véhicule tout-terrain en photo de profil. Ils ne sont pas inoffensifs. Ceux-là, ce sont parfois des collègues, des amis de tes amis, des contacts ou des gens qui évoluent en périphérie dans ton cercle élargi. Eux, ils sévissent sciemment et sont conscients du tort qu’ils te causent. Ils ont le pouvoir de jouer dans ta tête et de t’envoyer au tapis. Ils sont plus difficiles à désarmer étant donné que vous œuvrez dans le même milieu et que les gens que vous avez en commun n’ont pas toujours le courage de les confronter. Certains font campagne contre toi, d’autres te harcèlent sourdement ou entretiennent assidûment des moqueries à ton égard. Il arrive qu’ils te forcent à renoncer à des opportunités, à des amitiés et à fréquenter des établissements.

Récemment, j’ai consulté l’impressionnante liste de personnes que j’ai dû bloquer sur Facebook depuis 2009. Le nom d’anciens collègues, des figures bien connues dans le milieu, y figure aux côtés des ti-counes colériques avec un motocross comme photo de profil. C’est gênant. On ne bloque jamais par plaisir. On bloque quand on en a assez, lorsqu’il y a des attaques à répétition et de l’acharnement.

Après, il y a les adversaires idéologiques qui supportent mal les idées qui divergent des leurs et ne manquent jamais de te larguer en pleine gueule un torrent de menaces et d’injures. Et puis, il y a ces lecteurs de longue date qui se reconnaissent moins dans ta courbe d’évolution et qui, plutôt que de passer à un autre appel, se convertissent lentement mais sûrement en haïsseurs.

Il y a tous ceux qui t’attendent dans le détour, ceux à qui tu tapes sur les nerfs.

Et quand tout le monde, toute catégorie de détracteurs confondue, s’y met en même temps, ça fait très, très mal. Ça fait beaucoup de personnes parées à dégainer leur arme simultanément. L’air de rien, dans le climat actuel, le critique culturel un peu acide qui martèle les mêmes mesquineries à ton sujet depuis des mois travaille sans le savoir main dans la main avec le gros imbécile qui passe des commentaires débiles sur ton physique, ton genre, ta nationalité ou ta religion. Il participe à t’affaiblir, à te décrédibiliser, il te déshumanise goutte par goutte, tandis que l’ignare assoiffé de sang qui à la base ne parvenait pas à t’atteindre attend patiemment que tu t’effondres dans les câbles pour te kicker dans les côtes.

Je sais, je l’ai vécu. J’ai dû me retirer pendant deux ans et demi. La haine est venue à bout de moi. Je me suis pris des centaines de menaces de mort, des incitations au suicide. J’ai dû porter plainte à la police. J’ai été la cible d’une campagne de salissage et de harcèlement. On m’a même déjà attendu à la sortie du dernier métro à 1 h du matin pour tenter de m’intimider.

Les lecteurs qui, à l’époque, répondaient à mes textes avec un tantinet de condescendance, un ton incisif ou passif agressif ignoraient que je me prenais ce flux de haine en parallèle. Ils ne pouvaient pas deviner que j’étais sur le point de craquer. Peut-être auraient-ils fait preuve de délicatesse s’ils avaient su.

Aujourd’hui, lorsque j’écris, je ne prends plus de risques, je présume que tout le monde compose avec un lot plus ou moins important d’intimidateurs. Je me suis engagé à ne plus nommer les gens d’une manière qui pourrait leur être défavorable, du moins jusqu’à ce qu’on ait trouvé un moyen d’assainir le climat sur les médias sociaux. Je sais combien il peut être angoissant de lire son nom dans un texte d’opinion et je ne voudrais surtout pas en ajouter une couche à quelqu’un qui, par exemple, en a déjà bien assez de dealer avec des homophobes ou des misogynes.

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