Cette histoire se déroule en juin 2020, mais la situation est toujours d’actualité. La fin de semaine dernière, j’ai transféré deux patients dans la cinquantaine au service des soins intensifs de la COVID-19 pour détérioration respiratoire… pas de doute, la troisième vague est enclenchée.

Prone positioning (décubitus ventral) : le décubitus ventral est un traitement non pharmacologique de l’insuffisance respiratoire aiguë où les patients sont allongés sur le ventre plutôt que sur le dos pour profiter de changements physiologiques susceptibles d’améliorer l’oxygénation.

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Nous sommes trois médecins affectés à l’unité COVID cette semaine : un médecin de famille, une gériatre et moi.

À notre arrivée, nous nous séparons les patients à partir de la liste mise à jour que l’infirmière a imprimée en trois exemplaires. Sur cette liste figure le nom, le numéro de chambre, l’âge et la date d’admission de chacun des malades. Mon regard se pose sur le nom d’un patient qui a exactement mon âge. C’est un retour des soins intensifs. « Je le prends, celui-là ! », dis-je, en surlignant son nom avec un marqueur fluorescent.

Je ne travaille pas aux soins intensifs de la COVID-19 et je n’ai encore jamais visité les lieux. Qu’un homme de mon âge sorte d’un séjour dans cette unité suscite chez moi une grande curiosité.

Je vais chercher son dossier. Dans les notes d’évolution, j’apprends qu’il a contracté la maladie de sa femme, infirmière qui a été infectée au travail. Il n’a aucun antécédent médical, si ce n’est des problèmes de dos pour lesquels il prend des anti-inflammatoires. Il vient de passer une semaine aux soins intensifs et a pu traverser cet épisode sans sédation ni intubation endotrachéale (recours à la ventilation mécanique) grâce à un dispositif d’administration d’oxygène constitué d’une canule nasale à haut débit. Sa force de caractère a certainement joué en sa faveur. Plusieurs périodes de self-proning sont décrites au dossier : le patient se plaçait alors volontairement en position ventrale pendant quelques heures pour favoriser les échanges d’oxygène, malgré l’inconfort lié à son essoufflement et à ses problèmes de dos.

Je suis troublée à la lecture de ces détails et quelque peu intimidée au moment où je frappe à la porte de sa chambre. Je m’apprête à rencontrer un survivant.

Mon nouveau patient est installé dans son lit en position semi-assise, avec une lunette nasale. C’est un bel homme aux cheveux châtains qui grisonnent aux tempes. Il respire calmement et ne tousse pas.

« Bonjour ! dis-je, je suis votre médecin cette semaine. J’ai révisé votre dossier : vous venez de traverser des moments difficiles… Comment ça va aujourd’hui ?

– J’ai mieux dormi cette nuit. Je suis très content d’être sorti des soins intensifs ! », me répond-il, avec un français teinté d’un accent d’Europe de l’Est.

« Voulez-vous m’en dire plus ? Racontez-moi un peu…

– C’était terrifiant ! », me dit-il.

Alors, il se met à me parler de sa semaine passée au milieu de corps inertes ventilés mécaniquement.

Il me décrit les soins intensifs de la COVID-19, situés dans une grande pièce ouverte où les lits ne sont séparés les uns des autres que par des cloisons mobiles, et où les rares patients éveillés ont vue sur les autres. Il me parle des équipes qui se mettent à plusieurs (8 à 10 personnes) pour tourner sur le ventre les patients endormis à l’aide de puissants sédatifs et qui s’assurent que les fils, les tuyaux et les solutés suivent pendant la manœuvre. Il me raconte avoir même vu un patient sans vie qu’on a mis dans un sac pour le sortir de l’unité.

Surtout, les corps inertes branchés aux respirateurs… « J’ai tout fait pour ne pas me retrouver dans cet état. » Il me regarde avec intensité. Il est manifestement traumatisé par son expérience. Et je suis captivée par son récit.

Il me parle maintenant de sa volonté d’aider en faisant partager son expérience. Il me demande s’il peut contribuer à la recherche, en donnant du plasma sanguin par exemple. Sa dignité m’émeut.

Je décide de lui poser des questions plus délicates qui me traversent l’esprit : « Pensez-vous que votre femme se sente coupable ? Est-ce que vous lui en voulez ?

– J’espère qu’elle ne se sent pas coupable ! »

Il me raconte que sa femme et lui avaient eu une discussion au début de la pandémie et qu’ils étaient conscients des risques encourus. « Ma femme aime son travail. Elle m’a dit : “Si j’arrêtais maintenant, ce serait l’équivalent d’un délit de non-assistance à personne en danger.” Je lui ai répondu que je la soutiendrais quoi qu’il advienne. »

Comme médecin, il y a des rencontres qui nous marquent. Mes échanges avec ce patient resteront gravés dans ma mémoire…

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Depuis jeudi, l’homme circule dans le couloir sans devoir être oxygéné. Il est prêt pour son congé de l’hôpital.

Le nombre de patients hospitalisés diminue, on sent la fin de la première vague. C’est une belle semaine.

En zone COVID-19, les situations cliniques sont un rappel constant des risques auxquels nous nous exposons et, dans certains cas, des risques que nos choix professionnels font courir à notre entourage. Les conditions de travail sont difficiles – le personnel soignant est isolé du reste de l’hôpital, à la fois libre et laissé à lui-même. Cependant, les médecins qui y travaillent le font en général de bon cœur, tout comme le reste de l’équipe. Il règne dans ce service une atmosphère de solidarité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs…

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