Partout dans le monde, on s’inquiète de la prolifération des fausses nouvelles. Cette série donne la parole à des spécialistes de plusieurs pays pour faire la lumière sur cet enjeu qui semble menacer la démocratie. Ce dossier a été préparé par Jean-Philippe Warren, titulaire de la Chaire d’études sur le Québec à l’Université Concordia.

Q. Quel est le lien entre le phénomène des « fausses nouvelles » et la montée du populisme au Brésil ?

R. Au Brésil comme ailleurs, les mouvements de droite et d’extrême droite ont largement utilisé les réseaux sociaux pour diffuser les « fake news » et ils l’ont fait d’une manière, reconnaissons-le, plus efficace que les mouvements de gauche.

Récemment, dans un discours à l’ONU, le ministre des Affaires étrangères du Brésil a tenu un discours ambigu contre la censure sur les réseaux. Le phénomène Bolsonaro au Brésil (mais on pourrait parler aussi de la Pologne ou de la Hongrie) est largement dû à l’utilisation de fausses nouvelles. Bolsonaro manipule l’information et discrédite la science et le journalisme rigoureux.

Q. Le Brésil voulait présenter un projet de loi visant ceux qui financent les « fausses nouvelles » sur les médias sociaux. Certains ont fait valoir que ce projet menaçait les droits fondamentaux, dont ceux à la liberté d’expression, d’association et à la vie privée. Quelle est votre analyse ?

R. Le grand sophisme national au Brésil est d’affirmer que la diffusion de discours haineux, les attaques contre les fondements de la démocratie, les prêches visant le bâillonnement des institutions républicaines, les menaces de mort contre les gens sont tous protégés par la liberté d’expression. Certes, la liberté d’expression et les débats d’idées sont garantis par la Constitution brésilienne, mais pas l’atteinte aux institutions démocratiques ou à la dignité d’une personne.

Je pense que l’initiative la plus intéressante est précisément d’interdire le financement des sites et des médias sociaux qui propagent des fausses nouvelles. Dans le « Marco Civil da internet », une loi promulguée en 2014 qui se veut une forme de Constitution de l’internet, la plateforme ne peut être responsable du contenu, sauf si une ordonnance judiciaire le demande, afin de garantir l’absence de censure. Il faut en effet être prudent avec ce genre de législation, qui peut conduire à la censure ou à une limitation de la liberté d’expression.

De plus, il faut souligner que si la question juridique est importante, elle ne résoudra pas à elle seule le problème des fausses nouvelles.

Q. Vous avez étudié l’utilisation des applications mobiles par les habitants de la municipalité de Salvador, au Brésil. Les nouvelles technologies produisent-elles des citoyens plus intelligents ?

R. La ville de Salvador pourrait être qualifiée de « ville intelligente en émergence ». Le problème, comme ailleurs dans le monde, c’est que nous avons davantage de « citoyens capteurs d’information » que de « citoyens intelligents ». Les citoyens sont appelés à fournir des données, mais on les sollicite peu pour connaître leur maîtrise et compréhension des données ou leur procurer des avantages sociaux. Les projets de villes intelligentes semblent être pour cette raison plus un discours technique qu’un ensemble d’actions efficaces.

L’adjectif « intelligent » ne doit pas être compris comme une capacité d’adaptation à une situation complexe, comme le font tous les êtres vivants. De ce point de vue, les citoyens de la ville de Salvador sont très intelligents et rusés, car ils savent comment faire face à la précarité de la vie quotidienne. L’adjectif « intelligent » doit être défini à partir de l’acronyme SMART (Self-Monitoring, Analysis and Reporting Technology), c’est-à-dire à partir de la capacité des gens à se gouverner eux-mêmes, à faire leur propre analyse et à se servir efficacement des technologies de l’information. De ce point de vue-là, on ne peut pas dire que les citoyens de la ville de Salvador soient très « intelligents »…

Q. Qu’est-ce que l’« inclusion numérique » ?

R. L’inclusion numérique désigne deux choses.

La première étape de l’inclusion numérique est l’accès universel aux réseaux internet. La deuxième étape consiste en une inclusion cognitive, à savoir l’apprentissage de compétences numériques qui puissent servir de levier social et économique.

La pandémie de COVID-19 montre aujourd’hui que le Brésil a encore un long chemin à parcourir dans la direction d’une inclusion numérique. Avec l’isolement social, peu de personnes ont un logement dans des conditions minimales acceptables (plus de 50 % du Brésil n’a pas accès au traitement des eaux usées) et un accès à internet. L’inclusion cognitive est également limitée. Pourtant, il n’y a pas d’action politique concrète pour mettre fin à la fracture numérique au Brésil.

Q. Comment envisagez-vous l’avenir des fausses nouvelles au Brésil ?

R. Les gouvernements ont commencé à légiférer, et les entreprises technologiques prennent des mesures pour combattre les fausses nouvelles. Des agences de vérification (les fameux « fact checkers ») contribuent également à ce processus.

Mais ni les solutions techniques ni les solutions juridiques ne suffiront. L’important est qu’il existe des initiatives visant à exclure les sources de financement et à punir efficacement les producteurs de fausses nouvelles. Or, nous aurons des élections en 2022, et l’horizon n’est pas du tout encourageant.

Demain : La communication comme émancipation

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