Nous sommes le 25 avril 2020. C’est ma deuxième journée en zone COVID-19. Tout est compliqué. L’impression d’être entravée par l’équipement de protection nuit à ma concentration, la préoccupation de ne pas me toucher au visage est constamment présente à mon esprit, et il y a cette sensation d’étrangeté…

La salle de travail des médecins est traversée par un gros tuyau métallique qui se rend jusqu’à la fenêtre et est lié à un système de ventilation dont on entend constamment le bruit sourd. Assise devant l’ordinateur, je tente d’ajuster ma chaise de travail à la bonne hauteur en jouant avec les différentes manettes. Le dossier se penche dangereusement vers l’avant. Puis le siège bascule. Ma chaise est maintenant hors d’usage. Je regarde furtivement à gauche et à droite, puis je m’en débarrasse et en choisis une autre. Suis-je la seule à avoir de la difficulté à ajuster une chaise de bureau ?

J’allume l’ordinateur. Je tape mon code d’accès et mon mot de passe. « Mot de passe invalide », m’indique l’ordinateur. Je tente à nouveau. « Votre accès est désormais bloqué. Veuillez contacter l’administration de votre installation. » On est samedi… il n’y a personne que je puisse contacter. Je me tourne vers mon jeune collègue : « Est-ce que tu pourrais m’aider ? »

Je suis en dehors de ma zone de confort, mais j’aurais préféré que ce soit moins flagrant…

Une infirmière vient m’informer qu’une des deux patientes de la chambre numéro 8 fait 40 de fièvre. Je sors de la salle des médecins et me dirige vers le poste pour aller chercher le dossier. L’unité fourmille d’infirmières, de préposées et de membres du personnel de la salubrité tous habillés pareil et d’autant plus indistincts que j’ai de la buée dans mes lunettes et ma visière.

* * *

La chambre numéro 8 est située vers le fond du corridor, sur la gauche. La patiente dont il s’agit est couchée dans le premier lit, et le rideau qui la sépare de sa compagne est tiré pour un minimum d’intimité. Elle est de constitution solide malgré ses 80 et quelques années, mais elle a le regard voilé et son visage a l’expression floue des patients en proie à une forte fièvre.

« Comment vous sentez-vous ?, lui demandé-je après m’être présentée.

— J’ai mal au ventre », gémit-elle.

Je mets la main sur son ventre et lui palpe l’abdomen. Sa peau est brûlante, l’abdomen est souple, mais très sensible.

« Racontez-moi un peu… Depuis combien de jours êtes-vous malade ? Ça se passait comment à la maison ? J’ai lu dans le dossier que vous habitez seule ?

— Maintenant, oui. » Elle pleure.

« Qu’est-il arrivé ?

— Je suis allée rendre visite à mon mari. » Elle pleure maintenant à chaudes larmes.

« Je ne voulais pas qu’il aille là-bas, je ne voulais pas… je me sens tellement coupable. » Je peine à entendre ce qu’elle me raconte et je me rapproche un peu. « Je n’ai pas eu le choix, je n’étais plus capable de m’occuper de lui. Maintenant, il est mort. » Elle s’interrompt et dans ses pleurs s’entremêlent tristesse, culpabilité, fièvre et inconfort physique.

Entre deux sanglots, j’apprends que quelques mois auparavant, la dame avait dû se résoudre à faire héberger son mari en CHSLD, après une soixantaine d’années de vie commune. Il était atteint d’une démence évolutive et nécessitait des soins constants. À la suite d’une éclosion à sa résidence, il avait attrapé la COVID-19, et elle l’avait contractée en allant lui rendre visite alors qu’il était mourant. Il s’agissait de l’unique fois où elle avait pu voir son mari depuis le début du confinement, puisque seules les visites aux patients en fin de vie étaient permises. Un deuil immense qu’elle devait affronter avec 40 degrés de fièvre.

Dans un élan d’empathie, je viens tout près d’elle et lui prends la main. C’est alors qu’elle se met à tousser, une quinte de toux qui me paraît interminable. La spontanéité me quitte d’un coup, je me recule et suis prise d’une forte envie de m’enfuir. Je tente de me faire apaisante, mais de loin. Je lui dis de ne pas s’inquiéter, qu’on va prendre soin d’elle, et je pars.

De retour dans la salle des médecins, je retrouve mon jeune collègue et lui raconte l’incident. Je suis très ébranlée. Avec gentillesse, il me recommande de me rendre dans la salle de déshabillage, de prendre le temps de bien désinfecter ma visière, de changer de masque et de sortir de la zone : « Si tu n’es pas à l’aise, sors. »

J’ai suivi son conseil.

> Consultez le blogue « Dans une zone COVID près de chez vous »

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