Chaque jour depuis novembre dernier, je m’exerce à devenir camionneur. Avec 15 autres collègues – dont plusieurs sont devenus chômeurs au début de la pandémie –, j’apprends à conduire des monstres roulants à 18 roues, longs de 53 pieds et pesant près de 50 tonnes. La formation n’est pas facile. Pendant cinq mois, il me faudra apprendre à manier des transmissions manuelles à 10, 13 et 18 vitesses, à reculer dans des corridors aussi serrés qu’une paire de pantalons achetée avant la COVID-19 et à naviguer entre les milliers de pages de lois et de règlements régissant la conduite des véhicules lourds.


Plus important encore, il me faudra réapprendre à me reposer et on m’enseignera (sans blague !) l’importance de bien dormir. Depuis 2007, le gouvernement du Québec a reconnu, dans sa réglementation sur le transport par camion, la primauté d’un sommeil réparateur.

Dès ma première journée de travail, l’État m’obligera à m’arrêter, éteindre les lumières, m’allonger sur un matelas et fermer les yeux.

Comprenez moi-bien : depuis 14 ans déjà, chaque camionneur a l’obligation de dormir un minimum de 8 heures à chaque journée de travail. Ainsi, peu importe la valeur de la marchandise contenue dans la remorque ou l’urgence de la situation, il est illégal d’exiger à un conducteur de camion lourd d’effectuer des heures de travail supplémentaires.

Et pour s’assurer de la qualité de leur sommeil, la loi québécoise impose des règles de confort minimales : le camionneur doit disposer d’un matelas de 1,9 mètre mesuré en diagonale, de 60 cm de largeur, d’au moins 10 cm d’épaisseur, surélevé du sol et situé dans une cabine chauffée ou climatisée.

Mieux encore : pour décourager les employeurs qui seraient tentés de défier la loi, Québec en a rajouté une couche avec la nouvelle loi 430. Elle punit sévèrement les entreprises de transport qui imposent les heures supplémentaires à leurs chauffeurs. Concrètement, une entreprise de transport par camion doit d’abord inscrire à l’horaire de chaque employé une période de repos minimale de 8 heures consécutives. Sur les 16 heures restantes, le camionneur doit prendre 2 heures de pauses supplémentaires et ne peut conduire pendant plus de 13 heures (onze heures lorsqu’il est aux États-Unis).

La question qui tue

Permettez-moi, alors, de poser la question qui tue : pourquoi Québec n’étend-il pas sa réglementation aux infirmières ? Avant de créer et d’afficher des centaines de nouveaux postes qui demeurent vacants malgré les augmentations salariales, ne faut-il pas d’abord leur garantir une petite nuit de sommeil par jour ? Les camionneurs ont gagné le droit de se reposer parce que les conséquences dramatiques découlant d’un manque de sommeil ont propulsé au firmament les primes d’assurances. Mais toutes les morts se valent-elles ? La mort « spectaculaire » causée par un camion lourd vaut-elle plus que celle provoquée par une infirmière épuisée, administrant le mauvais médicament dans le soluté d’un pauvre vieux déjà condamné ? Peut-être que les anges gardiens aussi ont besoin qu’on s’occupe d’eux.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion