Maintenant que la poussière retombe peu à peu depuis l’effrayante prise d’assaut du Capitole, il devient clair que la démocratie américaine s’est fragilisée. La cohésion sociale indispensable à l’épanouissement d’une saine démocratie s’est effondrée.

D’une part, l'internet et les médias sociaux sont malheureusement devenus de puissants instruments de désinformation et de mésinformation.

L’autre volet de cette crise consiste dans l’érosion du journalisme professionnel indépendant pratiqué de façon plus traditionnelle.

En ce début de XXIe siècle, l'internet a grugé le secteur de l’information : les dotcoms comme Craigslist ont bouleversé les recettes publicitaires, et les agrégateurs de nouvelles ont attiré les lecteurs des médias traditionnels ; les moteurs de recherche et les géants des médias sociaux ont englouti ces deux environnements. Beaucoup d’autres facteurs sont en jeu et la nécessité d’innover s’impose pour l’ensemble du secteur de l’information. Mais la chose est entendue : l'internet et les médias sociaux n’ont pas été favorables à la liberté de la presse. Si quelques grands journaux ont résisté à la tempête, la plupart des diffuseurs ont été durement touchés. Depuis 2000, les revenus des salles de rédaction aux États-Unis ont chuté de 70 % et l’emploi a été réduit de moitié.

Plus de 2000 journaux ont été entièrement fermés. Dans de nombreuses régions, les informations locales ont été décimées.

Les « déserts d’information » – des régions entières où on ne trouve aucun journal local – se sont répandus dans tout le pays, avec des effets terribles. La démocratie prend naissance à l’échelle locale. Aujourd’hui, beaucoup trop de collectivités doivent la soutenir sans pouvoir se prévaloir du quatrième pouvoir.

Qu’est-ce qui a remplacé les infos locales ? Comme l’a rapporté Pew Research le mois dernier : « Près de la moitié des adultes américains (53 %) disent s’informer "souvent" ou "parfois" par les médias sociaux. »

L’intérêt des sites de médias sociaux – et des moteurs de recherche également – réside dans la possibilité de faire défiler et de lire les titres générés par les médias d’information traditionnels.

Comme nous l’apprend notre expérience avec le service de recherche Bing de Microsoft, l’accès à une couverture de l’actualité assidue, vaste et pénétrante est essentiel pour maintenir un fort engagement de la part des utilisateurs. Cela signifie que les contenus liés à l’actualité génèrent une valeur indirecte importante pour les sites de recherche et de médias sociaux – jusqu’à 4,7 milliards de dollars par an pour Google, selon une étude récente – même si, souvent, les lecteurs omettent de cliquer jusqu’à l’affichage des articles originaux. Cela signifie que les médias traditionnels ne sont pas rémunérés, même si le trafic dû à leur contenu alimente des « passerelles d’accès » fort rentables, sur lesquelles les entreprises doivent publier leurs annonces pour atteindre les consommateurs.

Innovation réglementaire

Ce déséquilibre exigera probablement de nombreuses mesures palliatives. Toutefois, à l’autre bout du monde, on assiste à une innovation réglementaire remarquable. Scott Morrison, premier ministre de l’Australie, appuie une loi en cours d’élaboration depuis deux ans pour corriger la disparité concurrentielle entre le secteur technologique et la presse indépendante. La proposition est simple. Les « entreprises technologiques » dominantes, comme Facebook et Google, devront investir dans la transparence, notamment en expliquant comment elles traitent les contenus liés aux actualités.

De surcroît, cette loi éliminera le fossé économique qui s’est creusé entre la technologie et le journalisme par l’imposition de négociations obligatoires entre les passerelles d’accès et les médias indépendants.

Il s’agit essentiellement d’assurer à ces derniers une juste rémunération en contrepartie des bénéfices réalisés par la publication de contenus d’actualités sur les grandes passerelles. C’est une piste que certains gouvernements européens ont poursuivie avec un succès toutefois limité, ce qui s’explique par la difficulté d’ébranler des détenteurs de monopole.

La balance penche, d’un côté, vers un ou deux mastodontes contre des douzaines, voire des centaines de protagonistes de l’autre. Résultat : des négociations pénibles et coûteuses qui finissent par affamer les petits joueurs. Mais les Australiens ont mûri la question et élaboré une réponse novatrice. Tout d’abord, ils autorisent les organismes de presse à se regrouper pour entamer une négociation collective. Puis, en cas d’impasse, ils exigent des deux parties qu’elles désignent un groupe d’arbitrage qui tranchera à la manière des autorités du baseball, où un juge choisit l’une des offres finales mises de l’avant par les deux parties.

Facebook et Google se sont montrées intransigeantes, et c’est là que nous, chez Microsoft, sommes entrés en scène. Facebook a affirmé publiquement que si le Parlement adoptait son projet de loi, elle empêcherait les utilisateurs australiens de partager des informations sur Facebook et Instagram. Google a renchéri en déclarant à plusieurs reprises que si la loi était adoptée, elle retirerait carrément son moteur de recherche du pays.

Or, en début d’année 2020, Microsoft a présenté ses politiques prioritaires et affirmé que « la technologie doit donner un nouvel élan au secteur de l’information ».

En octobre, nous avons lancé un projet soutenu d’investissement dans l’information et, par l’intermédiaire de Microsoft News, nous avons partagé une grande partie des revenus avec des entreprises de presse. Comme nous sommes toujours à l’affût de nouvelles idées, la menace de Google de boycotter un pays entier a retenu notre attention.

Satya Nadella et moi-même avons contacté le premier ministre Morrison. L’occasion était idéale pour combiner une occasion d’affaires avec une bonne cause ; comme nous l’avons expliqué, même si Google quittait l’Australie, nous étions décidés à rester.

Le service de recherche Bing de Microsoft détient moins de 5 % de part de marché en Australie, ce qui est nettement inférieur à nos chiffres de 15 à 20 % réalisés aux États-Unis pour les recherches sur PC et sur appareil mobile. Au Canada et au Royaume-Uni, notre part de marché est de 10 à 15 %. Mais avec une perspective réaliste de recrutement d’auditoire, nous sommes persuadés de pouvoir fournir aux Australiens le service dont ils ont besoin.

Contrairement à Google, étant donné cette possibilité d’expansion, nous sommes disposés à souscrire aux obligations de la nouvelle loi, y compris le partage des revenus proposé par les organismes de presse.

La clé consiste ici à créer un marché plus concurrentiel, ce qui est à la portée du gouvernement. Comme nous l’avons clairement indiqué, nous sommes prêts à gérer un service de recherche de haute qualité avec des marges plus faibles que celles de Google et des retombées économiques plus substantielles pour la presse.

Notre appui à la démarche de l’Australie a eu un effet immédiat. Dans les 24 heures, Google s’est entretenue au téléphone avec le premier ministre pour lui expliquer qu'après réflexion, la société ne voulaient pas vraiment quitter le pays. Et la menace de départ sur la page de Google a disparu comme par enchantement.

Il semble clair que la concurrence a joué son rôle.

Mais cela n’a pas été suffisant !

Poursuivant sa lutte contre la proposition australienne, Google s’est lancée dans des tentatives d’intimidation des éditeurs de nouvelles eux-mêmes.

Google et Facebook ont abattu leurs cartes : elles sont prêtes à réduire leurs services, voire à se retirer complètement d’un pays si les législateurs les obligent à partager une plus grande part de leurs revenus avec la presse, sous des conditions qui ne leur conviennent pas. Ce faisant, elles portent une nouvelle atteinte aux démocraties du monde entier. Cette situation souligne la nécessité d’encadrer la concurrence face à l’ouverture des marchés numériques, et d’autres gouvernements envisagent maintenant d’emboîter le pas.

*Lisez le texte intégral de la prise de position de Brad Smith (en anglais)

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