Les travailleurs et travailleuses de la santé du Canada ont atteint un seuil d’épuisement endémique qui a un lien direct avec le manque de personnel et la surcharge de travail. En effet, les congés de maladie pour motif de santé mentale et de stress sont 1,5 fois plus nombreux au sein de ce groupe que dans le reste de la population. Et les travailleurs sont de plus en plus nombreux à réduire leurs heures de travail pour pouvoir tenir le coup, ou à carrément quitter leur emploi.

Ça, c’était la situation avant la pandémie. Avec la COVID-19, on observe dans le milieu de la santé des niveaux de stress, de surcharge de travail et d’épuisement inimaginables jusqu’à présent.

Même si elles ont leur utilité, les manifestations de bienveillance en aval et l’accès gratuit à des services de psychothérapie constituent au mieux des solutions palliatives. Il faudrait plutôt porter notre regard en amont, c’est-à-dire vers les facteurs à l’origine de la crise.

L’épuisement du personnel de la santé est directement lié à une mauvaise planification des effectifs. Il est incroyable de penser que nous puissions continuer à faire fonctionner notre système de santé tout en restant ignorants des données de base sur sa principale ressource – ses effectifs.

Le personnel de la santé forme plus de 10 % de la population active au Canada. Il compte pour plus des deux tiers des coûts de la santé, sans compter les dépenses personnelles et publiques afférentes à la formation de ses membres. Cela représentait en 2019 une somme de 175 milliards de dollars, soit presque 8 % du PIB.

Pour prendre les meilleures décisions possibles sur cette ressource inestimable, la recherche sur le personnel de la santé (ainsi que l’infrastructure de données de recherche nécessaire pour la soutenir) est indispensable. Il faut lui donner sans tarder les moyens de se développer.

Le Canada a pris du retard par rapport à d’autres pays comparables au sein de l’OCDE, dont le Royaume-Uni, l’Australie et les États-Unis, en ce qui concerne l’analytique des données massives et l’implantation d’une infrastructure de recherche numérique. Pourtant, celle‑ci nous fournirait des informations vitales pour la planification des effectifs. Nos importantes lacunes en matière de connaissances ont entraîné des risques systémiques graves avec lesquels les planificateurs de la santé ont dû composer tout au long de cette crise sanitaire.

En l’absence de données pertinentes et à jour, les décisionnaires ne sont pas en mesure de déployer de manière optimale et au moment opportun les effectifs nécessaires vers les secteurs qui en ont le plus besoin. D’un bout à l’autre du Canada, les activités de planification restent ponctuelles, sporadiques et isolées, ce qui engendre des inefficacités et des coûts significatifs. Les conséquences varient de la sous-utilisation de la main-d’œuvre à l’obtention de piètres résultats en matière de santé populationnelle, en passant par l’épuisement du personnel.

Quelles sont les données à notre disposition à l’heure actuelle ?

Ce sont des données propres à chaque profession qui nous en disent peu sur la fonction qu’occupent les prestataires de soins au sein des équipes appelées à intervenir tout au long du cheminement clinique du patient dans le « monde réel ». Par ailleurs, la collecte de données varie selon les administrations, si bien qu’il n’est pas facile de faire des analyses intersectorielles. On constate notamment un manque d’information sur les prestataires de soins aux aînés et de soins de santé mentale – deux secteurs fortement touchés par la pandémie.

Pour soutenir la planification interprofessionnelle et intersectorielle, il nous faudrait des données uniformes sur un éventail plus large de travailleurs et de travailleuses de la santé.

Idéalement, la collecte de données se ferait de façon uniforme en tenant compte de la diversité (raciale, autochtone et d’identité de genre dans une optique élargie) ainsi que des caractéristiques liées à la pratique (cadre de prestation, champ d’exercice et capacité de service, par exemple). De plus, on associerait cette information à des données pertinentes sur les patients, notamment sur la fréquentation des services et l’évolution de leur état de santé.

Des données robustes nous donneraient une meilleure idée de l’éventail des membres du personnel de la santé et de leurs caractéristiques, du type de soins qu’ils dispensent, et des résultats.

En ce moment, nous prenons des décisions à l’aveugle, sans nous appuyer sur des données essentielles comme celles dont disposent depuis des années la plupart des autres pays développés.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Pour coordonner la collecte de données, l’analytique et la recherche sur le personnel de la santé, le Canada doit se doter d’une infrastructure solide et centralisée. Celle‑ci permettrait de combler une lacune qui nous a fait prendre du retard et que l’apparition de la COVID‑19 a rendue encore plus évidente.

Impossible de prétendre avoir été pris au dépourvu. Dès 2010, le Comité permanent de la santé à la Chambre des communes avait recommandé d’établir un mécanisme voué aux ressources humaines en santé, proposition appuyée par tous les partis et par plusieurs organisations qui avaient témoigné à l’époque devant ses membres. Les choses n’ont presque pas bougé depuis.

Ajouté à la dispersion des responsabilités de gouvernance inhérente à un système de santé fédéré, le manque de coordination des activités d’intégration des données, d’analytique et de planification a pour effet de rendre les lignes de responsabilité encore plus floues et les efforts de collaboration encore plus inefficaces.

D’autres pays ont réussi à surmonter ces défis. Depuis que la pandémie en a clairement révélé le besoin, le Canada n’a plus d’excuses.

Les ministres fédéraux de la Santé, du Travail et de l’Innovation doivent placer au sommet de leurs priorités l’établissement d’une infrastructure de gestion des données sur les effectifs de la santé. La pandémie pourrait bien être le coup de fouet qui permettra de faire des progrès importants dans ce dossier.

Pour manifester notre appui envers nos prestataires de soins, le fait d’applaudir ne suffit pas : nous devons nous atteler à la tâche de planifier de meilleures conditions de travail à leur offrir. Faisons de l’amélioration de la recherche sur les effectifs de la santé un important patrimoine à léguer à ces travailleurs et travailleuses essentiels.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion