Raphael André, dans des circonstances inhumaines, tu es mort au petit jour de la journée dédiée à un géant des droits de la personne. Martin Luther King, qui plus d’un demi-siècle après sa mort, nourrit toujours notre espoir d’un monde meilleur. Le 10 mai 1967, il prononçait un discours1 dans lequel il invoquait trois maux auxquels l’Amérique était confrontée : « le mal du racisme, le mal de la pauvreté et le mal de la guerre ».

Ta mort ne fait que nous rappeler que nous sommes toujours confrontés à au moins deux de ces maux, le racisme, la pauvreté, et j’en ajouterais un troisième : l’indifférence. Dans son discours, King y référait en ces termes : « Les gens sont insensibles à la douleur et à l’agonie » de ceux qu’ils construisent comme étant les Autres.

Après la mort de Joyce Echaquan, nous ne pouvons être insensibles face à ta disparition qui révèle une fois encore les défaillances des services étatiques. Peut-on parler d’aveuglement volontaire alors que plusieurs intervenants sociaux ont soulevé les conséquences funestes du couvre-feu pour les personnes itinérantes particulièrement vulnérables ? Bref, l’effet discriminatoire de la politique du couvre-feu, politique d’apparence neutre, était connu. Cette mort absurde était écrite dans le ciel.

J’apprends que tu es mort, la peur dans l’âme, la peur des forces policières qui détenaient un mandat d’arrêt contre toi. Or, on sait qu’à toutes les étapes du processus judiciaire, les Autochtones, tout comme les Noirs, sont particulièrement ciblés par le système de justice qui n’est pas à l’abri du racisme systémique2. De surcroît, il faut s’interroger sur les conséquences, tant du profilage racial que social, sur les itinérants autochtones.

Raphael, ta mort illustre cruellement que le racisme et la pauvreté sont liés et que ces maux persistent.

Pourquoi est-ce que je tiens à parler de toi, Raphael ? Nos chemins se sont peut-être croisés, j’ai grandi en terre innue, à Sept-Îles. Au cours des années 1970, alors que l’école résidentielle venait à peine de fermer ses portes, les Innus étaient intégrés aux écoles fréquentées par les enfants blancs. Ici aussi, la politique de « Separated but Equals » n’était plus de mise.

Je me souviens de tes frères, peut-être même de toi. Nous nous sommes côtoyés à l’école primaire, nous avons joué ensemble, nous avons suivi des cours ensemble. Je me rappelle que les petits Innus étaient négligés par les institutrices qui les trouvaient dissipés et qui, au lieu de leur accorder plus d’attention, les laissaient à eux-mêmes, traçant ainsi le chemin de leurs destinées.

À l’époque, je ne savais pas que ces enfants subissaient du racisme, racisme que l’on qualifierait aujourd’hui de systémique. Le traitement qu’on leur a imposé a eu des conséquences dramatiques sur leur scolarisation.

Plus les années passaient, moins ils étaient nombreux à fréquenter l’école. Si bien que lorsque j’entrai au cégep, on pouvait compter les étudiants autochtones sur les doigts d’une seule main, et encore.

Malgré mes constats, comme enfant, je ne pouvais rien y faire. Mais plus tard, la vie m’a donné la possibilité de participer à remédier à mes lacunes d’enfant en me permettant de me mettre au service des Autochtones. J’ai été impliquée dans les négociations visant à régler les recours collectifs des pensionnats indiens, pensionnats qui découlent de la politique du père de la Confédération John A McDonald. Ces politiques visaient à anéantir les structures sociales, légales, culturelles et les pratiques spirituelles aux Autochtones.

Pour John A. McDonald, « lorsque l’école est dans les réserves, l’enfant vit avec ses parents, qui sont des sauvages ; il est entouré de sauvages, et bien qu’il puisse apprendre à lire et à écrire ses habitudes, l’entraînement et le mode de pensée sont indiens. C’est simplement un sauvage qui sait lire et écrire […]. Les enfants indiens doivent être retirés autant que possible de l’influence parentale, et la seule façon de le faire serait de les placer dans des écoles industrielles de formation centrale où ils acquerront les habitudes et les modes de pensée des hommes blancs3. »

Pour toi, les conséquences de ce passé faisaient partie de ton présent, de notre présent.

Je ne sais pas si tes parents ont fréquenté les pensionnats indiens, mais je sais que le tiers des autochtones sont des descendants d’anciens pensionnaires et qu’ils vivent toujours les séquelles intergénérationnelles de ces pensionnats, qu’ils les aient ou non fréquentés, ainsi que sur leurs communautés.

Cinquante-quatre ans après ce discours à Atlanta, les maux évoqués par Martin Luther King existent toujours et ces paroles liées à ces maux résonnent toujours lorsque je pense à toi : « Il y a des moments où vous devez prendre une position qui n’est ni sûre, ni politique, ni populaire, mais vous devez le faire parce que c’est juste. »

Et c’est ainsi que comme société nous devons rendre hommage à ton courage, à ta générosité, à ton sourire, à ton rire qui, comme vous le dites si bien, les Autochtones, est une « médecine ». C’est en reconnaissant les injustices que tu as vécues que nous rendrons hommage à ta vie. Comme le disait Martin Luther King, « the time is always right to do right ! » : le moment est toujours venu de bien faire.

1 Martin Luther King Jr. Saw Three Evils in the World. The Atlantic, KING Issue (février 2018).

Margaret Gittens and David Cole. Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario. Décembre 1995. Archived by the Ontario Legislative Library : May 30, 2011

3 Canada, House of Commons Debate (9 May 1883) 1107-1108

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