La crise du climat qui est la nôtre, c’est aussi une crise plus discrète, plus fondamentale, une crise de nos relations au vivant et de la sensibilité qui pourrait nous mener vers la sixième extinction des espèces.

L’appauvrissement de nos sens dans la perception du monde actuel dresse une barrière entre l’humain et son environnement et, paradoxalement, avec les nouvelles normes écologiques, la tendance actuelle veut que, pour des questions purement énergétiques, on se protège encore plus de notre environnement extérieur.

Au bout du compte, on s’enferme de plus en plus dans des bâtiments devenus des objets solitaires.

Un objet qui est le fruit d’un long processus de déracinement et d’aliénation du monde propre au projet fondateur de la modernité, qui a façonné l’Occident capitaliste et qui domine maintenant toute la planète.

Il devient évident que cette vision du monde de vouloir s’auto-extraire du milieu naturel nous éloigne de notre humanité et qu’il faut maintenant une transformation de nos manières de vivre et d’habiter ce monde.

L’anthropocène

Dès 1988, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) constate que le système Terre se fragilise et que l’humain provoque des changements révolutionnaires dans l’ordre géologique et social. C’est le début d’une nouvelle ère géologique qu’on appelle l’anthropocène.

En architecture, l’anthropocène peut se lire comme la nécessité de sortir d’une approche strictement énergétique des changements climatiques, pour penser une manière de développer un autre rapport au monde, de créer de nouvelles manières d’habiter et de construire notre monde avec toutes les entités vivantes.

Aujourd’hui, ce nouveau courant de pensée se déploie sous les termes de « nouveau réalisme » 1 et s’éloigne du post-moderne et du structuralisme qui ne cherchait pas à comprendre les causes des faits humains, mais seulement leurs significations sociales.

La symbiocène2

L’histoire récente qui nous précède a largement ignoré les raisons climatiques qui ont façonné, à travers les siècles, la forme des bâtiments et l’organisation des villes. Cette prise de conscience commence à poindre un peu partout dans le monde et l’acte de naissance de cette nouvelle approche serait la parution en 1997 de l’ouvrage du géographe Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, qui place les facteurs environnementaux, climatiques et sanitaires en amont des évènements sociaux.

Philippe Rahm, qui est un des précurseurs d’une architecture davantage en lien avec le climat et dont le travail est exposé dans plusieurs grands musées du monde, mentionne que cette catastrophe n’est pas une nouveauté. « Elle a été le quotidien des êtres humains depuis la nuit des temps, à l’exception de nos cinquante dernières années. »

Tout comme lui, je ne sais pas exactement comment ce tournant « réaliste » se traduira dans les autres domaines, mais je sais comment il se traduit déjà en urbanisme et en architecture. Il ouvre de nouveaux champs d’émancipation et figure de formidables débouchés pour faire face aux crise climatiques, environnementales, sociales et aujourd’hui sanitaires.

Les enseignements du Fûdo

Le Fûdo, publié en 1935 et traduit en 2011 par le géographe et philosophe Augustin Berque, est l’œuvre majeure du penseur et philosophe japonais Watsuji Tetsurô3. Face à la crise actuelle, le Fûdo nous fait comprendre que nous ne sommes pas des objets au monde, mais plutôt en interrelation constante avec notre milieu. Le milieu n’est pas une nature extérieure à l’humain, mais quelque chose qui est gravée dans notre structure physique et mentale. On ne saurait minimiser le potentiel éthique de ce concept qui porte en germe un tout autre monde qui ne serait plus simplement un environnement réduit à un objet, exploitable. L’individu et la réalité du monde sont donc étroitement mêlés et le corps physique est le terrain même ou l’expérience (y compris nos rencontres) avec les objets du monde se produit. La culture japonaise valorise cette relation et ce contact avec la nature. Le plus bel exemple est l’architecture de la maison traditionnelle, qui s’ingénie à ne pas couper son intérieur du monde extérieur.

Coupés de ce qui nous fait sentir, imaginer, penser, quelque chose manque terriblement, ce dont témoigne l’indifférence avec laquelle le ravage de la Terre est toujours globalement accepté. La Terre n’est pas seulement une affaire de géologie et d’exploitation, mais un milieu de vie pour des millions d’espèces incluant la nôtre. Le Fûdo, c’est l’expression créatrice de ce rapport à la Terre et c’est ce en quoi l’œuvre de l’architecte peut déployer et non pas ravager.

Révéler le sens des choses autour de nous, c’est cela même sur quoi nous devons nous attarder et orienter le progrès autour de concept de coévolution et de mutualisation. Cette idée de partage est nécessaire à nos existences pour être en phase avec les ressources limitées de la Terre, mais aussi pour soutenir la vie et la vie sociale.

1 Lisez « Un nouveau réalisme en philosophie »

2 Lisez Exiting the Anthropocene and Entering the Symbiocene

3 Consultez le site de l’éditeur

Cet article a été publié pour la première fois le 8 décembre 2020 dans le média en ligne The Conversation.

* Jean-Paul Boudreau mène en parallèle de sa pratique architecturale, des activités d’enseignement universitaire à l’école d’architecture de l’Université de Montréal et de recherche comme membre-chercheur à la chaire Fayolle-Magil Construction en architecture, bâtiment et durabilité. Il s’intéresse particulièrement au renouvellement des pratiques architecturales face à la crise climatique en cours.

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