Quelques heures après la fin du tout premier couvre-feu anti-COVID-19 au Québec, une urgentiste passe de l’une à l’autre des chambres de la salle d’urgence.

— Bonjour, monsieur, j’ai quelques petites questions à vous poser. Ne vous inquiétez pas, je dois les poser à tout le monde ici.

Le ton de la médecin est empreint d’empathie, mais il trahit aussi une forme de malaise. On sent le peu d’enthousiasme avec lequel elle envisage la suite de la conversation. Ce n’est vraisemblablement pas pour ce genre de discussions qu’elle s’est enrôlée dans la profession médicale.

On peut imaginer que c’était plutôt le désir de sauver des vies qui l’a amenée à devenir médecin. Or, en franchissant le mur de rideau de la chambre no 11, ce n’est pas de vies sauvées dont elle s’en va discuter. En fait, la conversation pourrait difficilement sembler plus opposée à l’idée de sauver des vies.

— Comment trouvez-vous votre vie, monsieur ?

La réponse de monsieur est longue. Les mots se bousculent, il a beaucoup à dire. Il est âgé, et disons simplement que sa besace de bobos est plutôt chargée. À un moment, il glisse : « C’est pas facile… Des fois, je trouve ça pas mal plate. »

L’urgentiste saisit la balle au bond :

— Ah oui, pas mal plate ? Pourquoi donc vous trouvez la vie pas mal plate, monsieur ?

La réponse à cette dernière question permet d’introduire les prochaines, qui sont plus sensibles :

— S’il devait vous arriver quelque chose, est-ce vous aimeriez que l’on fasse tout en notre pouvoir pour vous ramener à la vie ?

— Est-ce que vous aimeriez qu’on vous mette un tube dans la gorge, par exemple ?

— Si on vous mettait un tube dans la gorge, vous ne seriez pas dans le même état qu’aujourd’hui en vous réveillant. Je vous repose la question, voudriez-vous que l’on fasse tout en notre pouvoir pour vous sauver la vie ?

Soyons clairs, ce sont des questions que l’on pose aussi en temps normal. Mais en période de pandémie, elles résonnent différemment. On ne cesse de nous dire que le système de santé pourrait déborder prochainement. Si la situation amenait le personnel hospitalier à devoir faire des choix déchirants entre qui peut être soigné et qui ne peut pas l’être, la réponse à ces questions sensibles permettrait peut-être de trancher plus aisément.

Sauf que monsieur ne semble pas saisir ce que ces questions sous-entendent. Il est venu à l’hôpital pour se faire soigner. Pourquoi lui demande-t-on s’il veut se faire soigner ? À l’époque où il travaillait encore, il faisait tout son possible pour faire son travail au meilleur de ses capacités. Ne devrait-il pas s’attendre à la même chose de la part des médecins ?

Évidemment. Là n’est pas la question…

Dans le dossier de monsieur, présumons qu’il est inscrit que celui-ci demande que les médecins fassent tout en leur pouvoir pour lui sauver la vie.

S’il advenait que l’on ne puisse pas – en raison du manque de ressources – essayer de lui sauver la vie, j’ai l’impression qu’il y aurait quelque chose de crève-cœur pour le personnel hospitalier.

* * *

Je suis jeune et à l’exception de la banalité qui m’a amenée à l’urgence cette semaine, je suis en pleine santé. On ne m’a évidemment pas demandé comment je trouvais ma vie, encore moins si je croyais qu’elle méritait que l’on fasse tout ce qui était possible pour la sauver.

Or, je suis tout de même sortie un peu ébranlée par mon passage à l’hôpital. L’urgentologue était à peine plus vieille que moi. Son travail me semblait pénible. Elle m’a fait penser à des amis qui travaillent dans le milieu hospitalier. De retour chez moi, j’ai écrit à certains d’entre eux pour savoir comment ils se portaient.

Dans une longue tirade de textos, une amie me dit que c’est difficile. Elle adore son travail, mais autour d’elle, les dépressions et les démissions s’accumulent. Le temps supplémentaire obligatoire aussi… s’accumule.

Les consignes qui viennent d’en haut ne semblent pas avoir beaucoup de sens, l’équipement de protection est rationné, il mettent leur santé et celle des leurs en danger, etc.

Elle et ses collègues se dévouent corps et âmes, mais quand elles voient des personnes en état d’ébriété avancé s’exhiber fièrement sur Instagram en train de violer le confinement de manière éhontée, elles ont l’impression de faire « rire de leurs gueules ».

* * *

Ce soir, quand on m’a demandé si je voulais aller prendre une marche, j’ai décliné. Peut-être est-ce exagéré, mais j’ai pensé à ces amis qui en ont déjà plein les bras. J’espère qu’elles n’auront pas à faire, en plus, des choix déchirants.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion