De l’affaire tweeto-trumpienne à l’urgence de traiter le problème de l’influence comportementale et cognitive des algorithmes qui nous envahissent au quotidien

Le bannissement définitif du président défait américain, Donald Trump, de Twitter ainsi que de Facebook en quelques heures, à la suite de l’invasion du Capitole le 6 janvier dernier par des hordes de suprémacistes et de militants d’extrême droite en tout genre, a suscité un débat mondial depuis et interroge un peu plus encore sur la grande démocratie américaine.

Un partout, le ballon au centre : Trump conteste avec aigreur et haine les résultats de la présidentielle du 3 novembre, Twitter le censure et porte donc aussi atteinte à la fameuse liberté d’expression défendue par l’article 1 de la Constitution américaine. S’il existe certes des règles à respecter pour profiter de ces outils de communication privés, la censure dont a été l’objet Trump est intéressante à plus d’un titre, d’autant que les réseaux ont leurs propres intérêts à ne plus se corrompre davantage avec l’ancienne administration en déshérence.

Comme dans un vrai conflit mondial, cette opération s’apparente presque à une opération de chirurgie de guerre sans anesthésie, où l’on coupe une jambe en urgence, pour essayer de sauver une vie. Dans un second temps, l’on voit comment réhabiliter physiquement le soldat et si cela est possible.

Trump n’est pas que l’ombre de lui-même, loin de là, pas plus que ses propos. Il est la voix de plusieurs dizaines de millions d’Américains qui ont voté pour lui et qui continuent à le soutenir. Peut-être pas les quelque 70 millions, mais sans aucun doute au moins encore 50 millions qui hurleront à un moment au complot et à la dictature de la pensée.

L'opportunisme des GAFA

L’intérêt des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) dans cette opération est clair : sous la menace d’un démantèlement brandi depuis bien longtemps, ces groupes de réseaux sociaux ont subitement probablement eu un réflexe de survie, en tâchant de se ménager les bonnes grâces de Washington, pour deux ans au moins totalement dans les mains de démocrates qui n’ont de cesse depuis des années de dénoncer leur puissance excessive. Il faudra voir l’action concrète de Joe Biden à son arrivée à la Maison-Blanche sur ce sujet dès les premiers jours.

Quid du côté européen ? Prenons seulement deux exemples : Thierry Breton et Angela Merkel qui ont leurs raisons claires de critiquer la décision de Twitter et de Facebook de basculer dans un Trump ban : lui, le Commissaire européen au marché intérieur car il construit une souveraineté numérique européenne basée sur un corset de règles et de valeurs ; elle, en raison de son éducation et de son histoire qui l’attachent viscéralement à la « démocratie intégrale » et à la liberté d’expression über alles.

On peut reprocher à Twitter de ne pas avoir sanctionné Trump plus tôt, quand il était en position de force incontestable, usant à gogo des réseaux alternatifs, haineux qu’il était des médias traditionnels. Mais le faire maintenant relève, une fois encore pour nous, de l’opportunisme clair. Même si l’on peut, à son corps défendant, reconnaître l’inflammabilité très forte de la société américaine actuellement et l’extraordinaire dangerosité qui règne aux États-Unis, ainsi que le péril extraordinaire que représenterait Trump, hors de limites et hors de contrôle, même de ses proches. Mais le censurer, n’est-ce pas assurément lui offrir le rôle de sa vie, celui qu’il affectionne tout particulièrement depuis des décennies, celui de la victime brimée et ostracisée et que tout le monde déteste ?

Cette posture lui a toujours servi, et avant tout à parvenir à se hisser à la tête de la Maison-Blanche en 2016. Beaucoup dans leurs positions récentes ont rogné sur cette liberté d’expression chère à leur cœur, quoi qu’il en coûte, pensant réduire sa capacité de nuisance dans cette phase critique. Mais cela serait possible désormais alors, à condition à l’avenir que le Congrès et l’administration se saisissent enfin des aspects sociétaux, économiques, politiques et juridiques que posent les GAFA, et légifèrent pour les réguler, en résistant à la puissance considérable de leur lobbying.

Twitter s’est vu contraint d’éteindre l’incendie qu’il avait allumé pour éviter que la maison brûle, il faut maintenant empêcher que les réseaux sociaux contribuent à incendier la société, pour préserver la maison de la liberté civique.

Hors Twitter, Donald Trump pourra en attendant se rabattre sur les génériques de ce dernier, « Parler », les « Gab », les « MeWe », qui risquent de prendre rapidement une valeur astronomique. Et commencer à accueillir en nombre tous les excités, les radicaux de tous poils, les extrémistes, dans un univers cybernétique encore plus incontrôlable, puisque tous sont, on le sait, peu actifs en termes de modération du débat. Entre la peste et le choléra ? Actuellement, ces réseaux parallèles sont minoritaires en termes d’influence, mais pour combien de temps ? Certains sont d’avis qu’il vaut mieux encore enfermer ces derniers dans des mondes parallèles, moins visibles, moins contagieux, à condition de s’assurer de la canalisation de leur influence. Mais les rangs risquent bien de gonfler rapidement dans ces médias alternatifs mineurs face aux médias alternatifs devenus mainstreams et contestés.

L’affaire Trump sera au moins l’occasion de relancer concrètement le débat public à l’approche, dans quelques jours, de l’arrivée d’une nouvelle administration américaine : l’urgence du traitement du problème de l’influence comportementale des algorithmes et du fonctionnement des plateformes sociales, la dangerosité sociétale actuelle et démocratique de ces fonctionnements et leurs effets est devenue une urgence vitale.

* Sébastien Boussois est aussi chercheur Moyen-Orient relations euro-arabes/terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism).

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