« Ne parlez pas de politique en ondes. » Ce rappel a été envoyé aux employés d’ESPN en juin 2019. L’américain ESPN est le leader des réseaux de sports. Depuis 1979, il diffuse et parle de sport 24 heures sur 24 et il est le premier à l’avoir fait. Division du géant Disney, ESPN a des antennes à travers le monde et détient, notamment, des actions de la canadienne TSN-RDS (The Sports Network – Le Réseau des sports), une division de Bell Média.

ESPN, c’est aussi la radio et, jusqu’à il y a deux semaines, son animateur vedette Dan Le Batard. Au lendemain d’un rassemblement de Donald Trump, Le Batard a dénoncé à son micro que le président sortant y avait dirigé une chorale de « Send her back » qui ciblait la représentante démocrate d’origine somalienne Ilhan Omar. « Si vous ne dénoncez pas cette rhétorique odieuse, raciste et dangereuse, vous êtes complices », disait Le Batard, soulignant une évidence avec sa fougue légendaire. C’était le 6 juin 2019, la veille de la note de service d’ESPN. Cette sortie lui a valu une suspension, camouflée en journée de congé.

Ce n’était pas la première sortie à saveur politique de Le Batard. En 2016, par exemple, ce fils d’exilés cubains s’est fait critique envers la Ligue majeure de baseball qui avait organisé un match amical à La Havane. L’animateur avait exprimé aussi, en ondes, sa déception d’y voir le président de l’époque, Barack Obama, y prendre part. Mais pas de réprimande d’ESPN.

Critiquer Obama, ça va. Mais Trump, il ne fallait surtout pas. Deux poids, deux mesures. Un peu comme la réaction de la police au Capitole, la semaine dernière.

Jemele Hill était une journaliste bien-aimée des téléspectateurs d’ESPN et des patrons du réseau. Puis en 2017, elle tweete l’incontestable : « Donald Trump est un suprémaciste blanc qui, en grande partie, s’est entouré d’autres suprémacistes blancs. » Par l’entremise de Sarah Huckabee Sanders, l’ancienne attachée de presse du président Trump, la Maison-Blanche a demandé à ESPN de révoquer la journaliste. Moins d’un an plus tard et après 12 ans à la mecque du sport, Jemele Hill a quitté le réseau avec un joli parachute doré. On ne lui a pas montré la porte, mais Hill ne se sentait pas appuyée par ESPN. Jemele Hill et Dan Le Batard font partie de ces journalistes qu’on appelle, de manière désobligeante, des militants. Leurs commentaires n’étaient-ils pas vrais ? N’ont-ils pas, dans leurs déclarations respectives, rapporté des faits ? La vérité et les faits. Le journalisme, c’est ça.

Le sport a toujours été un vecteur de la politique. Aux Jeux olympiques, par exemple, et au-delà des poings levés de Tommie Smith et John Carlos à Mexico en 1968, on a souvent vu des manifestations politiques. Le boycottage du bloc de l’Ouest à Moscou en 1980. Celui du bloc de l’Est à Los Angeles, quatre ans plus tard. D’autres ont été plus subtiles mais fortes en symboles : des choix de drapeaux et de porte-drapeaux à celui des uniformes et des hymnes nationaux. Et il n’y a rien de plus politique que le choix des villes hôtes. Alors quand, dans les derniers mois, c’est-à-dire en pleine résurgence du mouvement Black Lives Matter, le Comité international olympique a rappelé que la règle 50 de sa Charte stipulait qu’aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’était autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique, c’était risible. Est-ce que le Comité ne voulait pas plutôt dire que ce ne sont pas toutes les démonstrations qui seraient tolérées ?

On a vu, depuis le mois de mai dernier, l’engagement citoyen des athlètes professionnels atteindre un sommet. Leur mobilisation reflétait celle qui existait déjà dans les rues d’ici et d’ailleurs. Leurs efforts pour faire sortir le vote, lors de l’élection présidentielle et lors de la récente course électorale en Géorgie, par exemple, est un calque de ce que font les organisations grassroots depuis des années. Ces histoires, ces engagements ont été rapportés de manière approfondie, juste et sensible par les journalistes sportifs. C’est comme si plusieurs d’entre eux essayaient de se rattraper pour les impairs commis en couvrant le cas Colin Kaepernick, il y a trois ans.

Des mots poignants

En conférence de presse post-match, en août dernier et quelques jours après la convention républicaine, l’entraîneur de la National Basketball Association (NBA) Doc Rivers a livré un des moments les plus poignants de 2020. Il a dit : « C’est incroyable que nous [les Noirs] aimions encore ce pays alors que ce pays ne nous aime pas. » Joe Biden a repris les mots de Rivers lors d’un discours, peu de temps après, en rappelant que lorsqu’un Doc Rivers faisait une telle déclaration, il fallait en prendre note et réaliser l’ampleur du problème. Rivers, ce multimillionnaire à l’emploi de rêve, mais qui a peur pour sa vie lorsqu’il prend le volant de ce que je présume être une voiture de luxe, a ainsi influencé plus que le discours du président désigné. Il a aussi influencé son programme présidentiel.

Peu après l’invasion du Capitole, Doc Rivers a été un des premiers qui n’a pas hésité à souligner — sans ambiguïté ni gants blancs — la responsabilité de Trump et compagnie.

Ses propos ont rejoint ceux de Steve Kerr et Gregg Popovich, aussi entraîneurs dans la NBA. Comme Le Batard et Hill, ces figures importantes du sport claironnent depuis quatre ans les réalités du Grand Old Party et les conséquences de ses actions, que trop de commentateurs politiques ont essayé d’édulcorer.

Le sport n’a jamais été aussi influent. Plus que jamais, il transcende les arénas, les stades et les pistes. Pour mieux comprendre ce qui se passe autour de nous, peut-être est-il temps d’arrêter d’atrophier les effectifs du journalisme sportif ? Ou d’arrêter de le reléguer à la fin des bulletins d’information et dans les dernières pages des journaux ? Voyons le sport au-delà des performances et adoptons-le comme baromètre du monde dans lequel nous vivons.

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