La guerre au Haut-Karabakh a redéfini l’équilibre régional au Caucase. Dans tout cela, la communauté internationale s’est largement tenue à l’écart, laissant à la Russie le rôle d’intervenant principal. Reste-t-il une marge de manœuvre assez grande pour faire contrepoids à la prise de contrôle par Moscou ?

Le 3 septembre 2013, le président arménien d’alors, Serge Sarkissian, a officiellement annoncé l’entrée de son pays dans l’Union économique eurasienne, une communauté économique régionale promue par la Russie. Le sort de la petite république caucasienne a définitivement été remis à Moscou ce jour-là. Ce n’est pas un hasard si l’annonce a été faite dans la capitale russe, où Vladimir Poutine avait convoqué Sarkissian pour un entretien urgent.

Deux mois plus tôt, à la fin du mois de juillet, l’Arménie avait pourtant conclu des négociations avec l’Union européenne à propos d’un accord d’association qui intégrerait le pays dans l’espace économique européen. Pendant trois ans, ses techniciens avaient préparé méticuleusement tous les chapitres du traité avec ceux de Bruxelles. La signature, prévue pour novembre 2020, n’a cependant jamais eu lieu.

Au lieu de signer, ce qui aurait en effet mis en péril l’avenir des relations commerciales de l’Arménie avec la Russie, Erevan opère une volte-face complète en acceptant de s’intégrer à l’espace économique désiré par Moscou.

Il s’agit d’un rebondissement spectaculaire auquel la Russie semble nous habituer. En effet, un scénario similaire s’est produit quelques mois plus tard avec l’Ukraine, engendrant la révolution du Maïdan et ses suites.

Même si les détails de l’entretien entre Poutine et Sarkissian ne seront jamais connus, on peut présumer que Sarkissian s’est fait rappeler que les soldats gardant les frontières de l’Arménie étaient des Russes et que c’est toujours grâce aux Russes que l’Arménie a pu garder le contrôle d’une partie importante de son territoire, y compris le Haut-Karabakh, détaché illégalement de l’Azerbaïdjan.

Ce jour-là, Sarkissian a accepté que son pays devienne un pion du Kremlin sur l’échiquier de la géopolitique dans l’ancien espace soviétique. Et quand, dans une partie d’échecs, un joueur sait qu’il peut atteindre une pièce plus importante, il est prêt à sacrifier les petites.

Un fétiche politique

Il est vrai que c’est le soutien militaire de la Russie aux forces arméniennes qui a déterminé l’issue de la guerre de 1988-1994, infligeant une défaite torride à l’armée azerbaïdjanaise, mal équipée et mal dirigée. De même, l’accord de cessez-le-feu qui avait gelé le conflit du Haut-Karabakh depuis 1994 n’aurait pas pu résister au passage du temps sans la complicité et la direction de la Russie.

Depuis ce temps, la classe politique au pouvoir à Erevan a continué à leurrer l’opinion publique en prétendant que le statu quo pouvait se prolonger à volonté, jusqu’au jour où il se transformerait en plan de paix définitif. Pendant 26 ans, l’Arménie a ainsi gaspillé une position de force qui lui aurait permis de dicter les conditions d’un règlement global du conflit.

Les conseillers, y compris les diplomates occidentaux, n’ont jamais eu le courage de dire clairement au gouvernement arménien que la situation sur le terrain était insoutenable à long terme. Aujourd’hui, cependant, la réalité a durement frappé l’Arménie.

Le Haut-Karabakh a été réduit, dans la pratique, à un protectorat russe. Son statut est resté intentionnellement indéfini. Cela deviendra utile pour Moscou comme moyen de chantage pour obliger, selon la convenance, tant Erevan que Bakou à ne pas s’éloigner des intérêts russes.

Pour l’Arménie, un nouveau chapitre dramatique est en train de s’écrire, marqué par la perte du Haut-Karabakh qui, au fil des ans, a été astucieusement transformé en un fétiche politique. À Erevan, plusieurs ont revendiqué cette région comme une sorte de compensation historique pour le terrible tort subi aux mains de l’Empire ottoman un siècle plus tôt. À vouloir trop prendre, l’Arménie risque maintenant de tout perdre.

Nikol Pachinian, premier ministre arménien arrivé au pouvoir en mai 2018 avec la révolution de velours, est rapidement passé du statut de leader vainqueur à celui qui lutte pour survivre à la vague de contestations qu’il génère depuis le cessez-le-feu humiliant qu’il a dû signer, le 9 novembre 2020.

La diplomatie internationale, notamment les membres du Groupe de Minsk de l’OSCE, n’a pas été en mesure d’aller au-delà d’une invitation infructueuse aux parties à revenir à la table des négociations. Alors que la Russie et les États-Unis, au cours de la crise, ont chacun réussi à obtenir des accords de cessez-le-feu sur papier qui n’ont duré que quelques heures, l’Union européenne a apporté son assistance passive, hésitant sur ce qu’il fallait faire.

Frontières et armement

Depuis la fin de l’Union soviétique, le Caucase du Sud n’a jamais connu de véritable période de paix. L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie ont choisi des directions divergentes, renonçant à développer les synergies nécessaires pour faire décoller économiquement la région. L’idée d’une Conférence sur la sécurité et la coopération dans le Caucase n’est pas nouvelle. Les soubresauts des derniers mois offrent peut-être l’occasion de relancer cette initiative.

L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie pourraient maintenant s’asseoir autour d’une table avec leurs commanditaires respectifs : la Russie, la Turquie et l’Union européenne ou les États-Unis. La réouverture de toutes les frontières – celle entre la Turquie et l’Arménie, celles entre l’Abkhazie/l’Ossétie du Sud et la Géorgie, celle entre le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan – devrait être le premier objectif de la relance des échanges à tous les niveaux, politique, économique, commercial et humain. Le deuxième objectif, tout aussi important, devrait être un accord sur la réduction des armements dans toute la région, désamorçant toute reprise éventuelle des conflits.

Bref, il existe une occasion pour la communauté internationale de se remettre dans le jeu géopolitique au Caucase du Sud, en supposant qu’elle ait la volonté et la capacité de le faire en ces temps de pandémie sanitaire.

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