Cette semaine marquait l’anniversaire de l’un des plus grands moments du dernier siècle : le 11 novembre 1989, le mur de Berlin tombait. Dans les trois décennies l’ayant suivi, on s’est graduellement habitués à ce que la première puissance incontestée de la planète soit une démocratie. Une démocratie imparfaite, avec ses problèmes et ses failles continuellement mises et remises à l’avant-scène – mais une démocratie néanmoins.

On est venu à tenir pour acquis ce qui, dans les faits, constitue une aberration dans l’histoire de l’humanité. Une aberration précieuse.

Or, à quoi tient cette démocratie ? À une Constitution, bien sûr, qui est gravée – mais également à des normes, qui, elles, doivent continuellement être renouvelées. Des normes bâties et entretenues délibérément par des hommes et des femmes qui, au fil des époques, ont vu dans ce système quelque chose de plus grand que leurs préférences personnelles ou partisanes.

L’arrivée de Donald Trump sur la scène politique a rapidement entraîné une érosion, voire un éclatement, de bon nombre de normes. On se doit de reconnaître que cela n’était pas toujours nécessairement mauvais en soi : mettre en relief le fait que la majorité des pays membres de l’OTAN ne contribuent pas à leur défense comme ils s’étaient engagés à le faire ; confronter le régime chinois, ainsi que la classe politique américaine ayant jugé bon de l’admettre au sein de l’Organisation mondiale du commerce ; dire haut et fort que non, les accords de libre-échange avec des pays comme le Mexique n’avaient pas que créé des gagnants.

Avant Trump, cela sortait des normes. Et, peu importe l’opinion que l’on puisse avoir sur ces différents enjeux, il est parfaitement sain, démocratiquement, d’en débattre maintenant davantage.

Le problème est que l’arrivée de Trump a aussi entraîné l’érosion de normes démocratiques. Elles n’ont peut-être pas toutes paru majeures a priori, mais étaient dans les faits néanmoins significatives. Le simple fait de voir Trump et Hillary Clinton refuser de se serrer la main lors des deux derniers débats présidentiels en 2016. La menace répétée de faire fermer des organes de presse publiant des informations contrariantes. Puis, une fois président, utiliser les jardins de la Maison-Blanche pour la tenue de la Convention nationale de son parti dans le cadre de sa campagne de réélection.

Désinformation massive

Le triste spectacle que l’on observe depuis le 3 novembre n’est, dans les faits, que la plus dramatique expression de ce rejet des normes démocratiques. Il ne s’agit pas simplement de demander un recomptage ou d’attendre, comme le prétendent certains porte-voix du président, que les résultats soient officiellement certifiés. Il s’agit de se lancer dans une campagne massive de désinformation amenant des millions de citoyens à croire que le système électoral est frauduleux.

Le risque immédiat demeure non pas que Donald Trump s’accroche au pouvoir après le 20 janvier prochain, ou que le pays descende dans une guerre civile. Cela ne se produira pas.

Les dommages sont plus subtils, mais pas nécessairement moins dommageables à plus long terme.

Il était déjà dommageable qu'Hillary Clinton utilise l’ingérence russe dans la campagne de 2016 – dont l’impact direct sur les résultats électoraux n’a jamais été démontré – pour passer les quatre dernières années à affirmer que Donald Trump n’était pas un président légitime. S’étant vue forcer la main par le président Obama en novembre 2016 de concéder, elle qui ne voulait à la base pas le faire, Clinton en a remis jusqu’à la semaine précédant l’élection de 2020, déclarant que celle de 2016 « lui avait été volée ».

Il est encore plus dommageable pour Trump, à son tour, de refuser si explicitement le verdict électoral – ne serait-ce que parce que comme président sortant, il n’est pas seulement question de perception de légitimité électorale, mais de transition présidentielle, qui se voit sabotée par la personne censée être le leader du monde libre.

Au final, la santé démocratique des États-Unis peut difficilement survivre si les Américains en viennent à développer une « nouvelle normale » dans laquelle le candidat victorieux du parti adverse est vu comme illégitime. C’est particulièrement vrai dans un contexte où, plus tôt cette année, une équipe de chercheurs de l’Université Yale a démontré que la majorité des Américains accordent davantage de poids à leur appui partisan qu’à leur appui pour la démocratie. Autrement dit, ils seraient prêts à explicitement tolérer des transgressions antidémocratiques, à la seule condition qu’elles soient commises par un candidat de leur parti.

Cela illustre la responsabilité qui reviendra à Joe Biden le 20 janvier, lorsqu’il sera dûment investi. Ce n’est pas que d’une crise sanitaire, d’une crise économique et d’une crise sociale qu’il héritera de son prédécesseur, mais également d’une crise démocratique. L’homme ayant axé à la fois sa campagne présidentielle et son discours de victoire sur le thème de la réunification de l’Amérique sera idéalement placé pour s'y consacrer.

Qu’on lui souhaite tous bonne chance.

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