Un mois humide et sombre de novembre au cœur de la civilisation. Un début de soirée où l’on cherche à profiter encore un peu du réconfort de la moindre apparition de l’astre solaire. Brouillard et grisaille le matin, mais la douceur de l’après-midi avait ce jour-là réchauffé les cœurs, et nous avions tous encore envie de profiter en extérieur des derniers feux de la journée.

Une fin d’année où se disputent classiquement survivance de la lumière et emprise de l’obscurité. Le cadre était idéal pour y semer les graines de la mort. Les cibles ne manquaient pas. Des murs secoués, des bâtiments ensanglantés, des terrasses vides, des briques qui connaîtraient des respirations, des espoirs, des rires parfois, puis la déflagration, les hurlements, le dernier souffle, la haine, l’inconscience et pour finir le vide, le silence et la mémoire pour principal héritage.

Du sang versé, des hommes endoctrinés devenus fous et inconscients de l’horreur de leurs actes, des victimes innocentes qui ne demandaient qu’à vivre ou survivre, devenues cibles pour ce qu’elles étaient et représentaient. Une idéologie radicale prête à tuer pour exister ou se venger. De quoi ? Bonne question dont la réponse fait toujours frémir. Une minorité d’êtres humains de ce monde a voulu semer la terreur en tuant d’autres êtres humains qui ne demandaient qu’à être, avoir, partager, communier dans des sociétés que l’on espérait encore suffisamment résilientes pour absorber la différence, dominer l’intolérance et le rejet et étouffer la haine viscérale de quelques-uns.

Ce 13 novembre 2015 là, j’ai comme des millions d’êtres humains sur Terre vu de mes yeux jusqu’où l’homme déterminé, dangereux, décomplexé pouvait aller au nom d’un « projet », influencé par d’autres, contaminé par le virus de l’extrémisme violent, pour décider de mettre un terme à la vie d’autres hommes parce que le projet en avait décidé ainsi.

À l’instar du 11 septembre 2001, nous nous souvenons tous où nous étions ce fameux grand soir où le djihadisme de Daech a frappé comme jamais Paris, la capitale des Lumières. Car ce sont des moments qui forgent la mémoire collective, mais pas seulement. Ils s’impriment dans la mémoire personnelle comme une cicatrice indélébile et leur douleur peut ressurgir à tout moment.

Nous sommes si fiers de notre histoire, de nos libertés, de notre combat contre l’obscurantisme que nous avons peut-être sous-estimé le dégoût, la jalousie, le mal-être de quelques-uns pourtant prêts à mettre un terme du jour au lendemain à notre insouciance.

D’espérer mettre une note finale, comme dans une symphonie, à notre folie d’espérer pouvoir vivre encore longtemps, en vase clos, en toute insouciance, loin des tourments du monde arabe, pendant que d’autres meurent par milliers depuis des années de cette idéologie, que l’on pourrait qualifier d’extrême droite islamiste, qu’est le djihadisme sur ces terres d’origine. Et ce, reconnaissons-le, dans une grande indifférence. Nous ne sommes pas invincibles et nous avons ouvert les yeux ce soir-là. Mais à quel prix ?

PHOTO MARTIN BUREAU, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des gens se recueillent devant le restaurant Le Carillon, à Paris, le lendemain des attentats du 13 novembre 2015.

Ce 13 novembre 2015 là, j’étais seul avec un ami au milieu du monde. Emmitouflé dans une laine polaire, au milieu de plaines sans fin, entouré de visiteurs silencieux, hagards, incrédules, je découvrais pour la première fois les camps de la mort. J’étais en Pologne, à Auschwitz-Birkenau. Voie ferrée menant au mirador et à l’enfer sur Terre, entrée du camp estampillée du fameux panneau « Arbeit marcht frei », baraquements effrayants rouges toujours debout, emplacements et traces des chambres à gaz, j’étais au cœur de ce qui avait été l’apocalypse pour notre civilisation. En 2015, nous commémorions qui plus est les 70 ans de la « libération » de ce camp. Mais quelle liberté pour ce qui deviendrait ce symbole de la mort injuste et sans raison de près de 6 millions de juifs, 500 000 Tziganes et Roms et au minimum 15 000 « triangles roses » ? Tous innocents.

Il était 16 h, il faisait déjà nuit dans ce bus qui nous ramenait vers Cracovie. Je ressassais tout ce que je venais de voir enfin depuis que l’on m’en parlait tout petit : la longue voie ferrée qui finissait par finir après des milliers de kilomètres à travers l’Europe devant l’entrée du plus grand complexe pénitentiaire du Troisième Reich resterait gravée à tout jamais dans ma tête. Je pensais rentrer tranquillement à notre hôtel appelé Good Bye Lenin et me reposer. Me vider la tête. Espérer que tout cela n’eut jamais existé. Rejeter sans espoir l’idée de la violence aveugle et de la tuerie de masse. Continuer à se dire que tout cela est loin dans le temps et loin dans l’espace lorsque l’on vit à Paris ou à Bruxelles.

Nous avons dîné en profitant de la beauté de Cracovie et de la vie. Et puis, de retour à la chambre, j’ai allumé la télévision. Il était 23 h. Et là, nous avons replongé dans l’horreur.

Paris venait d’être frappé par de multiples attaques terroristes de djihadistes enivrés des vapeurs de l’alambic islamique. Là, c’en était trop pour la journée. J’ai pleuré. Sans comparer pour autant Auschwitz et Paris, comment pourrais-je oublier « mon » 13 novembre 2015 qui fut une nouvelle contribution effroyable à ce que l’humanité peut produire de pire ?

C’est ce soir-là aussi que mon engagement et mon énergie ont redoublé, par tous les moyens, à lutter sur le terrain et par la recherche, à également prévenir autant que faire se peut cette violence abjecte.

* Sébastien Boussois est aussi collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism).

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